J’ai aussi écrit un texte sur Shaw, ici.
Je suis en plein dans mon nouveau roman qui devrait sortir aux éditions de l’Olivier. C’est excitant, à la fois parce que je sais où je vais, j’ai des idées très précises, une forme, des thèmes, une idée forte, et parce que c’est aussi une aventure, qui me confronte à des choses que je ne sais pas savoir, et à des inventions qui surgissent comme des tigres violents et bienfaisants.
Les années de scolarité dublinoise de George Bernard Shaw sont des années d’humiliation et de douleur. Il a vite compris que le but de l’école est d’enseigner la soumission, mais il a su résister à cette pédagogie qui fabrique des êtres obéissants et pâles. De temps en temps le conservatisme voit naître en son sein un adversaire d’autant plus redoutable qu’il a hérité de son intransigeance.
La seule véritable éducation est celle que l’on se donne. Shaw invente son université dans les bibliothèques de Londres. Il devient le ghost writer de l’amant de sa mère et écrit ses critiques musicales. Peu à peu il signe de son nom et se fait connaître. Il travaille à défendre les auteurs qu’il aime (au premier rang duquel Ibsen), mais aussi à élaborer sa propre conception du théâtre ; car Shaw veut être un auteur, il n’est critique que pour se préparer et se former à la création. Cela lui prendra des années, des années d’échecs et de refus. Mais il est persévérant. Surtout il est porté par deux forces : l’amour du théâtre et le prosélytisme politique. Le rejet ne fait que confirmer une chose : la société a tort. Il faut s’en prendre à elle, la maltraiter, lui imposer ses idées.
Shaw a réussi à faire des succès esthétiques et publics avec des oeuvres politiques. On peut dire des choses sérieuses sans être triste. Le drame ne dit pas plus la vérité que la comédie. Ses pièces ont plusieurs niveaux de lecture : certains spectateurs n’y voir que des amusements, d’autres étaient sensibles à leur message. La propagande reste subtile.
Il a quelque chose du sage ascétique, adepte d’une vie saine et du végétarisme. Installé dans un petit village, il travaille sans cesse, sa plume est sa main : il a écrit 63 pièces et 250 000 lettres.
Si Shaw fini par être admiré et reconnu (mais d’abord à l’étranger), il ne s’est jamais laissé emprisonner par la respectabilité acquise : contre la presse et une partie de la population il va s’opposer à la première guerre mondiale, il sera l’ami du révolutionnaire irlandais Michael Collins.
Il se voyait comme un prêtre socialiste. Il défend la classe ouvrière et il oeuvre pour le féminisme (par exemple dans Pygmalion). Il attaque l’hypocrisie, le snobisme, la patriotisme (en le tournant en ridicule dans Le soldat en chocolat), le capitalisme (et la spéculation immobilière dans L’argent n’a pas d’odeur). C’est un prêcheur brillant, drôle et acide : « Ma manière de plaisanter c’est de dire la vérité. C’est la blague la plus drôle du monde. » On a voulu le limiter, le dresser, le restreindre ? Alors il ne s’interdira rien. Il sera désobéissant jusqu’au bout. Il a un avis sur tous les sujets. L’éclectisme est une morale d’opposition. Les mauvais élèves deviennent de grands professeurs. Posément, il s’attaque à tout.
Mais à vouloir faire du socialisme une religion on devient aussi sanglant que les chrétiens. Shaw en vient à critiquer la démocratie : la pauvreté empêche les ouvriers de voter en connaissance de cause, il leur faut donc des guides. On va choisir pour eux. Shaw a une passion enfantine de faire le bien, c’est à dire passionnée : il veut guérir l’humanité. Il perd de vue la réalité pour tomber amoureux des idées. Il défend un eugénisme radical (jusqu’à parler de la création de « lethal chambers », de « killing the unfit to live ») ; il voudrait que les hommes deviennent des surhommes ; il devient un dévo de Staline, allant jusqu’à convaincre des ouvriers de s’installer en URSS ; il tait la répression de la Guépéou (dans un genre moins violent, il léguera une partie de son héritage à une fondation chargée de créer un nouvel alphabet phonétique de l’anglais).
La violence de Shaw est à comprendre comme réponse à son enfance blessée et à la barbarie sociale. Il a face à lui un monde où les pauvres, les femmes et les enfants sont méprisés et brutalisés. Le double constat de la détresse et de la faiblesse des pauvres le conduit à la dépression. Alors naissent les pensées absolutistes.
Heureusement ses pièces étaient plus intelligentes et subtiles que lui. L’artiste n’est qu’un matériau au service d’une œuvre. Il ne faudrait pas que sa folie occulte la justesse de la plupart de ses combats. Shaw a voulu changer la société par son théâtre. Et il ne faudrait pas oublier qu’il y est parvenu.
(texte publié dans le livre édité par le théâtre du Rond Point et Beaux-arts magazine, Le rire de résistance 2)