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l’humour anglais

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le rire de résistance 2

(texte parue dans le magazine le Point et, dans une version différente, dans le livre Le Rire de Résistance 2, publié par le théâtre du Rond-Point et Beaux-Arts magazine entre 2009 et 2010 je ne sais plus).

L’humour anglais

La subtilité et la vivacité de l’humour anglais empêchent de le définir exactement. Dès que l’on veut le saisir, il se dérobe, si on croit l’avoir identifié, on le découvre sous une forme nouvelle de son incarnation. Nous pouvons plus facilement dire ce qu’il n’est pas (le comique, l’ironie, l’esprit) que ce qu’il est. Plus profond que le comique, dépourvu de l’acidité heuristique de l’esprit, il est doué d’une nature ambiguë qui lui permet pourtant d’emprunter certains de leurs traits. Son esprit tutélaire pourrait être le dodo, cet oiseau étrange qui s’abreuvait à la bien-nommée mare aux Songes sur l’île Maurice et dont Lewis Caroll a fait son représentant dans Alice au Pays des Merveilles. L’humour est, lui aussi, un animal bizarre qui trouve sa nourriture dans les profondeurs de notre intimité. Si le dodo a a été exterminé peu après la découverte de l’île Maurice, l’humour anglais a su s’adapter à tous les environnements. La difficulté que l’on a à le circonscrire et à le définir le protège de toute récupération, de toute tentative d’élimination.
Sous sa bannière on enrôle le flegme, l’humour noir, le nonsense, l’understatment, l’excentricité, l’autodérision. Ces traits se combinent et se mélangent très bien. C’est une grande famille, on y croise, par exemple, PG Wodehouse, Oscar Wilde et Evelyn Waugh. Ils sont des parents parfois éloignés, mais qui partagent l’hérédité d’une même distance à l’égard d’eux-mêmes et de ce qu’ils ressentent. Quand Robert Burton (l’auteur de L’anatomie de la mélancolie) parle de l’épagneul de sa mélancolie, quand il écrit «sur la mélancolie qu’il y a à passer son temps à éviter la mélancolie» l’humour se trouve tout entier dans cette distanciation.
Charlie Chaplin en est un parfait représentant archétypal quand il fait cuire sa chaussure et entreprend de la manger (La Ruée vers l’Or), ou encore quand il opère un réveil cassé à la manière d’un chirurgien cardiaque (L’usurier). Deux auteurs en particulier en donnent une belle définition. Pour William Shakespeare (parlant par la voix de Falstaff dans Henry IV), l’humour «is a jest with a sad brow» (une plaisanterie au triste front) et pour GK Chesterton, il «se caractérise par l’aptitude à rire de soi tout en provoquant le rire d’autrui. Il comporte l’aveu d’une faiblesse humaine» (extrait de son article sur l’humour dans l’Encylopaedia Britannica, édition de 1929).
L’Angleterre est le seul pays où l’humour est devenu une tradition et une institution. Il serait tentant de faire de son insularité, de sa météorologie et de sa gastronomie les raisons de cette particularité, mais il est difficile d’étayer cela. En revanche, le fait que l’Angleterre a été une terre particulièrement accueillante à l’égard des invasions semble déterminant.
Les Celtes sont les premiers habitants de l’île qui, au fil des siècles, est envahie par les Romains, par les Saxons et les Angles (ajoutons quelques Frisons et Francs), par les Danois, puis, pour la dernière fois, par les Normands de Guillaume le Conquérant. Ces peuples ne sont pas seulement battus : ils se sont installés, ils ont échangé, ils se sont parlés, ils se sont aimés, et des familles ont été fondées. Ainsi les coutumes et la langue n’ont cessé de subir des influences (et il n’y a pas eu d’Académie ou d’ordonnance de Villers-Cotterêts pour la figer). On imagine que ces invasions constantes ont donné naissance à un certain flegme et à un profond trouble identitaire.
La réputation d’un peuple n’est pas une information très fiable, mais une certaine unanimité  se dessine chez les voyageurs du Moyen-Age qui visitèrent l’île pour dire que les Anglais sont moroses, pleins de sang-froid, doués d’un triste optimiste et d’un heureux pessimisme. Un proverbe médiéval nous informe «Anglica gens est optima flens et pessima ridens» (Les Anglais sont plus doués pour pleurer que pour rire). Pour être le pays de l’humour, l’Angleterre se devait avant tout d’être le pays de la mélancolie.
Le désarroi anglais connaît son apogée quand Henri VIII rejette le catholicisme romain pour instaurer une nouvelle religion d’Etat, l’anglicanisme. Le peuple est alors tiraillé entre l’ancienne et la nouvelle religion. Toute la société est bouleversée. Du jour au lendemain, on doit abandonner un souverain spirituel (le Pape), des dogmes et une organisation de la liturgie. Il y avait de quoi être perdu. Des catholiques résistants jouent aux parfaits anglicans et pratiquent leur religion en cachette ; des complots sont découverts, les exécutions sont nombreuses, les vêtements des ecclésiastiques sont vendus aux acteurs. Comme si cela ne suffisait pas, la peste fait des ravages déraisonnables. Difficile dans ces conditions de se sentir sûr de soi et rassuré. Difficile de savoir qui l’on est.
Heureusement le climat culturel est riche et fertile. C’est une époque de sorcellerie, de chimie et de philosophie. On redécouvre Aristophane, Plaute et Terence (et on s’en inspire), on lit Cicéron et Plutarque. Culture savante et culture populaire se mélangent. C’est dans ce temps de maladie, de changement de religion, de répression, de confusion et d’effervescence culturelle que l’humour est devenu un concept. Sa nature doit tout au substrat particulièrement riche, complexe et anxiogène dans lequel il s’est développé.
Shakespeare est l’incarnation de cette période décalée. Dramaturge à part parmi ses confrères, il n’est pas allé à l’université et il n’est pas natif de Londres. Son père s’est trouvé sur des listes de récusants (certains chercheurs ont donc posé l’hypothèse d’un Shakespeare catholique). Il se fait une place, mais ses pièces donnent une idée de son sentiment de différence et d’inadéquation. Nombreuses sont ses œuvres placées sous le signe du double. Par exemple, dans la Nuit des Rois, Viola se déguise en garçon (alors même que les rôles de femmes étaient joués par des hommes ; sur scène Viola est donc un homme déguisé en femme qui se déguise en homme) (le double semble une affaire anglaise, on le retrouvera dans Docteur Jeckyll et Mr Hyde et dans le Portrait de Dorian Gray). Le double n’est pas seulement un thème, il fait partie de la nature même du théâtre de Shakespeare. Humour et tragédie sont indissociables : toutes ses tragédies sont innervées par l’humour et ses comédies sont traversées de tragique. Hamlet est une tragédie en même temps que l’occasion d’expression d’humours différents (scabreux, intellectuel, macabre, absurde). L’humour anglais porte en son sein le désespoir, comme le désespoir anglais porte en lui l’humour. C’est Shakespeare qui trouve la formule qui cristallise cette invention.
Quelques années plus tard, Robert Burton, dans son Anatomie de la Mélancolie, se baptise Démocrite junior, c’est à dire le descendant imaginaire du «philosophe qui rit». Il va tenter de cerner l’état d’esprit mélancolique et de nous proposer des remèdes. Il parle de digestion, de gobelins, de la géographie de l’Amérique. C’est un livre à la fois satirique et sérieux. Désespéré talentueux, il s’en sort grâce à l’humour et il trace les traits d’une médecine de l’âme qui annonce la psychanalyse.
Le mot humour lui-même est né de la théorie des humeurs d’Hippocrate et Gallien qui postule l’influence de quatre éléments dans notre corps dont le déséquilibre provoque troubles et maladies. La théorie est connue et moquée dans l’Angleterre de la Renaissance, époque où humour prend son sens actuel. Cette origine médicale n’est pas anecdotique. L’humour est une affaire de corps, il suffit de penser à l’obésité empruntée de Falstaff, au John Cleese guindé, à ces auteurs qui ont souffert d’une sexualité réprimée (Oscar Wilde, Saki et EM Forster) ou absente (Lewis Caroll, Henry James et JM Barrie). C’est le corps dans son intimité qui s’exprime. De nos jours, il reste une affaire de malades (de dépressifs particulièrement) et d’hypocondriaques. Symptôme d’un rapport compliqué au monde en même temps que tentative de résolution, l’humour est la médecine épicurienne d’une condition humaine dont on ne peut guérir. La pharmacopée consiste en des mots (en des œuvres) qui mettent à distance la réalité, se la réapproprient et la transforment. C’est, pour prendre deux exemples éclatant, le pari tenté par Laurence Sterne dans son Tristram Shandy (transgression des conventions littéraires) et par Lewis Carrol dans toute son œuvre. On prend la réalité et on joue avec. Cette réalité qui nous oppresse peut être saisie comme un objet et transformée, travestie, travaillée. Derrière ce jeu, il y a une véritable philosophie : changer le monde c’est changer nos représentations. L’imagination de l’humour remet en cause les structures universellement admises. Le réel nous malmène ? Nous allons le malmener à notre manière.
Si l’Angleterre a inventé  la monarchie constitutionnelle, l’habeas corpus et le bill of rights, la surveillance sociale était néanmoins très forte et les lois y étaient impitoyables. On pendait encore les enfants pickpockets au début du XIX° siècle et, dans un autre registre, l’homosexualité sera illégale jusqu’en 1967. Dans ce cadre double, à la fois progressiste et répressif, l’humour est une manière de défier les conventions sociales sans agressivité, une manière d’exprimer sa différence tout en évitant la répression. Véritable langue dans la langue, il soulage les tensions et son apparente légèreté le protège de la censure. C’est un art de contrebandiers. L’humour s’adresse à ceux qui peuvent comprendre la subversion et la profondeur qu’il porte en lui.
Si l’humour anglais est né  de son propre terreau (social, mais aussi littéraire : les Contes de Canterbury par exemple, et certains universitaires en ont paraît-il trouvé des traces dans Beowulf), il a eu besoin de l’étranger pour prendre forme. Le regard autocritique et moqueur est déjà présent chez Montaigne dont les Essais étaient très connus dans l’Angleterre élisabéthaine (Shakespeare semble l’avoir lu, peut-être dans la traduction de John Forio). Rabelais et Cervantès ont influencé Sterne (la réciproque est vraie : Diderot a lu Sterne, et grâce à cela compose Jacques le fataliste). Et si les moralistes français étaient lus en Angleterre, Jonathan Swift et Thomas de Quincey étaient appréciés dans notre pays. L’influence est mutuelle. Il est logique que l’humour anglais se soit nourri de l’étranger, car il est le propre (la malédiction et le privilège) de ceux qui se sentent étrangers à leur monde. L’âme des maîtres de l’humour anglais est immigrée (mais sans pays auquel se rattacher, comme immigrée de nulle part) : ils ne sont jamais à leur place.
Le succès de l’humour anglais est mondial, il ignore les frontières et les langues. On l’apprécie et parfois on l’adopte, mais impossible d’en copier les stigmates : comme une philosophie ou une religion, l’humour anglais est existentiel, il se vit. Il n’est pas nécessaire de devenir anglais pour le pratiquer. Des Espagnols, des Coréens, des Brésiliens en sont plus proches que beaucoup d’Anglais (qui ont une tradition de moquerie xénophobe et de rire gras). Cet adjectif «anglais» accolé à l’humour est une marque de naissance, en vérité il n’a plus grand rapport avec la nationalité. D’ailleurs plusieurs de ses plus grands représentants sont en fait Irlandais : Jonathan Swift, Oscar Wilde, George Bernard Shaw et Samuel Becket. On voit que l’humour anglais qui utilise volontiers le paradoxe est, en échappant à sa nationalité, lui-même paradoxal, comme s’il était en porte-à-faux avec lui-même. Comme la cuisine française a essaimé partout, l’humour anglais est aujourd’hui un bien collectif. La cuisine française est sortie de sa torpeur grâce à l’étranger (aux chefs qui se sont emparés de son héritage), de même la vivacité de l’humour anglais ne se comprend qu’en lien avec le reste du monde.
Il faut en finir avec cette phrase « L’humour est la politesse du désespoir ». C’est une vision triste et passive (une vision française). Non, nous sommes loin de la politesse. L’humour est une affirmation de la vie, un moyen subversif de lutter contre le désespoir, le signe d’une résistance. Et puis c’est une manière d’avoir et de donner du plaisir. Quand en France nous cantonnons le plaisir à la cuisine et à la chambre à coucher, l’humour anglais est une tentative de mettre du plaisir partout. Il n’est pas le contraire du sérieux, mais de l’esprit de sérieux, cette spécialité française qui a essaimé dans nos arts jusqu’à les faire ressembler à des sous-sections de la religion. De leur côté, les Anglais, par la voix de Graham Greene (il faut lire ses lettres adressées au Pape), Evelyn Waugh, Hilaire Belloc ou GK Chesterton, ont mit de l’humour dans la religion (et Laurence Sterne et Jonathan Swift étaient des ecclésiastiques). On peut préférer cette solution.
Non seulement la vie n’a aucun sens mais en plus elle est douloureuse. On pourrait s’en désespérer. Les Anglais, au lieu d’en pleurer, s’en amusent. Cela ne résout rien, le malheur est toujours là, mais une distance est prise, du plaisir est donné, une invention est faite, de la beauté est née. Cela permet de vivre. Et puis l’humour anglais est une alternative à substituer à la religion et au nationalisme, car il permet de partager une même communauté d’esprit dans les temps difficiles. Ainsi il est à l’oeuvre dans le film de Michael Powell, Colonel Blimp (1943), qui, en pleine guerre, se moque de l’armée anglaise et raconte l’amitié d’un militaire allemand et d’un militaire anglais. C’est aussi le cas dans l’émission de la BBC It’s that man again, diffusée à la même période qui, entre autres, rebaptisa le Ministère de l’Information en Minister of Aggravation and Mysteries. On comprend que l’humour anglais est à la fois une éthique et une forme d’élégance.

l’humour anglais

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le rire de résistance 2

(texte parue dans le magazine le Point et, dans une version différente, dans le livre Le Rire de Résistance 2, publié par le théâtre du Rond-Point et Beaux-Arts magazine entre 2009 et 2010 je ne sais plus). (version un peu plus correctement mise en page ici)

L’humour anglais

La subtilité et la vivacité de l’humour anglais empêchent de le définir exactement. Dès que l’on veut le saisir, il se dérobe, si on croit l’avoir identifié, on le découvre sous une forme nouvelle de son incarnation. Nous pouvons plus facilement dire ce qu’il n’est pas (le comique, l’ironie, l’esprit) que ce qu’il est. Plus profond que le comique, dépourvu de l’acidité heuristique de l’esprit, il est doué d’une nature ambiguë qui lui permet pourtant d’emprunter certains de leurs traits. Son esprit tutélaire pourrait être le dodo, cet oiseau étrange qui s’abreuvait à la bien-nommée mare aux Songes sur l’île Maurice et dont Lewis Caroll a fait son représentant dans Alice au Pays des Merveilles. L’humour est, lui aussi, un animal bizarre qui trouve sa nourriture dans les profondeurs de notre intimité. Si le dodo a a été exterminé peu après la découverte de l’île Maurice, l’humour anglais a su s’adapter à tous les environnements. La difficulté que l’on a à le circonscrire et à le définir le protège de toute récupération, de toute tentative d’élimination.
Sous sa bannière on enrôle le flegme, l’humour noir, le nonsense, l’understatment, l’excentricité, l’autodérision. Ces traits se combinent et se mélangent très bien. C’est une grande famille, on y croise, par exemple, PG Wodehouse, Oscar Wilde et Evelyn Waugh. Ils sont des parents parfois éloignés, mais qui partagent l’hérédité d’une même distance à l’égard d’eux-mêmes et de ce qu’ils ressentent. Quand Robert Burton (l’auteur de L’anatomie de la mélancolie) parle de l’épagneul de sa mélancolie, quand il écrit «sur la mélancolie qu’il y a à passer son temps à éviter la mélancolie» l’humour se trouve tout entier dans cette distanciation.
Charlie Chaplin en est un parfait représentant archétypal quand il fait cuire sa chaussure et entreprend de la manger (La Ruée vers l’Or), ou encore quand il opère un réveil cassé à la manière d’un chirurgien cardiaque (L’usurier). Deux auteurs en particulier en donnent une belle définition. Pour William Shakespeare (parlant par la voix de Falstaff dans Henry IV), l’humour «is a jest with a sad brow» (une plaisanterie au triste front) et pour GK Chesterton, il «se caractérise par l’aptitude à rire de soi tout en provoquant le rire d’autrui. Il comporte l’aveu d’une faiblesse humaine» (extrait de son article sur l’humour dans l’Encylopaedia Britannica, édition de 1929).
L’Angleterre est le seul pays où l’humour est devenu une tradition et une institution. Il serait tentant de faire de son insularité, de sa météorologie et de sa gastronomie les raisons de cette particularité, mais il est difficile d’étayer cela. En revanche, le fait que l’Angleterre a été une terre particulièrement accueillante à l’égard des invasions semble déterminant.
Les Celtes sont les premiers habitants de l’île qui, au fil des siècles, est envahie par les Romains, par les Saxons et les Angles (ajoutons quelques Frisons et Francs), par les Danois, puis, pour la dernière fois, par les Normands de Guillaume le Conquérant. Ces peuples ne sont pas seulement battus : ils se sont installés, ils ont échangé, ils se sont parlés, ils se sont aimés, et des familles ont été fondées. Ainsi les coutumes et la langue n’ont cessé de subir des influences (et il n’y a pas eu d’Académie ou d’ordonnance de Villers-Cotterêts pour la figer). On imagine que ces invasions constantes ont donné naissance à un certain flegme et à un profond trouble identitaire.
La réputation d’un peuple n’est pas une information très fiable, mais une certaine unanimité  se dessine chez les voyageurs du Moyen-Age qui visitèrent l’île pour dire que les Anglais sont moroses, pleins de sang-froid, doués d’un triste optimiste et d’un heureux pessimisme. Un proverbe médiéval nous informe «Anglica gens est optima flens et pessima ridens» (Les Anglais sont plus doués pour pleurer que pour rire). Pour être le pays de l’humour, l’Angleterre se devait avant tout d’être le pays de la mélancolie.
Le désarroi anglais connaît son apogée quand Henri VIII rejette le catholicisme romain pour instaurer une nouvelle religion d’Etat, l’anglicanisme. Le peuple est alors tiraillé entre l’ancienne et la nouvelle religion. Toute la société est bouleversée. Du jour au lendemain, on doit abandonner un souverain spirituel (le Pape), des dogmes et une organisation de la liturgie. Il y avait de quoi être perdu. Des catholiques résistants jouent aux parfaits anglicans et pratiquent leur religion en cachette ; des complots sont découverts, les exécutions sont nombreuses, les vêtements des ecclésiastiques sont vendus aux acteurs. Comme si cela ne suffisait pas, la peste fait des ravages déraisonnables. Difficile dans ces conditions de se sentir sûr de soi et rassuré. Difficile de savoir qui l’on est.
Heureusement le climat culturel est riche et fertile. C’est une époque de sorcellerie, de chimie et de philosophie. On redécouvre Aristophane, Plaute et Terence (et on s’en inspire), on lit Cicéron et Plutarque. Culture savante et culture populaire se mélangent. C’est dans ce temps de maladie, de changement de religion, de répression, de confusion et d’effervescence culturelle que l’humour est devenu un concept. Sa nature doit tout au substrat particulièrement riche, complexe et anxiogène dans lequel il s’est développé.
Shakespeare est l’incarnation de cette période décalée. Dramaturge à part parmi ses confrères, il n’est pas allé à l’université et il n’est pas natif de Londres. Son père s’est trouvé sur des listes de récusants (certains chercheurs ont donc posé l’hypothèse d’un Shakespeare catholique). Il se fait une place, mais ses pièces donnent une idée de son sentiment de différence et d’inadéquation. Nombreuses sont ses œuvres placées sous le signe du double. Par exemple, dans la Nuit des Rois, Viola se déguise en garçon (alors même que les rôles de femmes étaient joués par des hommes ; sur scène Viola est donc un homme déguisé en femme qui se déguise en homme) (le double semble une affaire anglaise, on le retrouvera dans Docteur Jeckyll et Mr Hyde et dans le Portrait de Dorian Gray). Le double n’est pas seulement un thème, il fait partie de la nature même du théâtre de Shakespeare. Humour et tragédie sont indissociables : toutes ses tragédies sont innervées par l’humour et ses comédies sont traversées de tragique. Hamlet est une tragédie en même temps que l’occasion d’expression d’humours différents (scabreux, intellectuel, macabre, absurde). L’humour anglais porte en son sein le désespoir, comme le désespoir anglais porte en lui l’humour. C’est Shakespeare qui trouve la formule qui cristallise cette invention.
Quelques années plus tard, Robert Burton, dans son Anatomie de la Mélancolie, se baptise Démocrite junior, c’est à dire le descendant imaginaire du «philosophe qui rit». Il va tenter de cerner l’état d’esprit mélancolique et de nous proposer des remèdes. Il parle de digestion, de gobelins, de la géographie de l’Amérique. C’est un livre à la fois satirique et sérieux. Désespéré talentueux, il s’en sort grâce à l’humour et il trace les traits d’une médecine de l’âme qui annonce la psychanalyse.
Le mot humour lui-même est né de la théorie des humeurs d’Hippocrate et Gallien qui postule l’influence de quatre éléments dans notre corps dont le déséquilibre provoque troubles et maladies. La théorie est connue et moquée dans l’Angleterre de la Renaissance, époque où humour prend son sens actuel. Cette origine médicale n’est pas anecdotique. L’humour est une affaire de corps, il suffit de penser à l’obésité empruntée de Falstaff, au John Cleese guindé, à ces auteurs qui ont souffert d’une sexualité réprimée (Oscar Wilde, Saki et EM Forster) ou absente (Lewis Caroll, Henry James et JM Barrie). C’est le corps dans son intimité qui s’exprime. De nos jours, il reste une affaire de malades (de dépressifs particulièrement) et d’hypocondriaques. Symptôme d’un rapport compliqué au monde en même temps que tentative de résolution, l’humour est la médecine épicurienne d’une condition humaine dont on ne peut guérir. La pharmacopée consiste en des mots (en des œuvres) qui mettent à distance la réalité, se la réapproprient et la transforment. C’est, pour prendre deux exemples éclatant, le pari tenté par Laurence Sterne dans son Tristram Shandy (transgression des conventions littéraires) et par Lewis Carrol dans toute son œuvre. On prend la réalité et on joue avec. Cette réalité qui nous oppresse peut être saisie comme un objet et transformée, travestie, travaillée. Derrière ce jeu, il y a une véritable philosophie : changer le monde c’est changer nos représentations. L’imagination de l’humour remet en cause les structures universellement admises. Le réel nous malmène ? Nous allons le malmener à notre manière.
Si l’Angleterre a inventé  la monarchie constitutionnelle, l’habeas corpus et le bill of rights, la surveillance sociale était néanmoins très forte et les lois y étaient impitoyables. On pendait encore les enfants pickpockets au début du XIX° siècle et, dans un autre registre, l’homosexualité sera illégale jusqu’en 1967. Dans ce cadre double, à la fois progressiste et répressif, l’humour est une manière de défier les conventions sociales sans agressivité, une manière d’exprimer sa différence tout en évitant la répression. Véritable langue dans la langue, il soulage les tensions et son apparente légèreté le protège de la censure. C’est un art de contrebandiers. L’humour s’adresse à ceux qui peuvent comprendre la subversion et la profondeur qu’il porte en lui.
Si l’humour anglais est né  de son propre terreau (social, mais aussi littéraire : les Contes de Canterbury par exemple, et certains universitaires en ont paraît-il trouvé des traces dans Beowulf), il a eu besoin de l’étranger pour prendre forme. Le regard autocritique et moqueur est déjà présent chez Montaigne dont les Essais étaient très connus dans l’Angleterre élisabéthaine (Shakespeare semble l’avoir lu, peut-être dans la traduction de John Forio). Rabelais et Cervantès ont influencé Sterne (la réciproque est vraie : Diderot a lu Sterne, et grâce à cela compose Jacques le fataliste). Et si les moralistes français étaient lus en Angleterre, Jonathan Swift et Thomas de Quincey étaient appréciés dans notre pays. L’influence est mutuelle. Il est logique que l’humour anglais se soit nourri de l’étranger, car il est le propre (la malédiction et le privilège) de ceux qui se sentent étrangers à leur monde. L’âme des maîtres de l’humour anglais est immigrée (mais sans pays auquel se rattacher, comme immigrée de nulle part) : ils ne sont jamais à leur place.
Le succès de l’humour anglais est mondial, il ignore les frontières et les langues. On l’apprécie et parfois on l’adopte, mais impossible d’en copier les stigmates : comme une philosophie ou une religion, l’humour anglais est existentiel, il se vit. Il n’est pas nécessaire de devenir anglais pour le pratiquer. Des Espagnols, des Coréens, des Brésiliens en sont plus proches que beaucoup d’Anglais (qui ont une tradition de moquerie xénophobe et de rire gras). Cet adjectif «anglais» accolé à l’humour est une marque de naissance, en vérité il n’a plus grand rapport avec la nationalité. D’ailleurs plusieurs de ses plus grands représentants sont en fait Irlandais : Jonathan Swift, Oscar Wilde, George Bernard Shaw et Samuel Becket. On voit que l’humour anglais qui utilise volontiers le paradoxe est, en échappant à sa nationalité, lui-même paradoxal, comme s’il était en porte-à-faux avec lui-même. Comme la cuisine française a essaimé partout, l’humour anglais est aujourd’hui un bien collectif. La cuisine française est sortie de sa torpeur grâce à l’étranger (aux chefs qui se sont emparés de son héritage), de même la vivacité de l’humour anglais ne se comprend qu’en lien avec le reste du monde.
Il faut en finir avec cette phrase « L’humour est la politesse du désespoir ». C’est une vision triste et passive (une vision française). Non, nous sommes loin de la politesse. L’humour est une affirmation de la vie, un moyen subversif de lutter contre le désespoir, le signe d’une résistance. Et puis c’est une manière d’avoir et de donner du plaisir. Quand en France nous cantonnons le plaisir à la cuisine et à la chambre à coucher, l’humour anglais est une tentative de mettre du plaisir partout. Il n’est pas le contraire du sérieux, mais de l’esprit de sérieux, cette spécialité française qui a essaimé dans nos arts jusqu’à les faire ressembler à des sous-sections de la religion. De leur côté, les Anglais, par la voix de Graham Greene (il faut lire ses lettres adressées au Pape), Evelyn Waugh, Hilaire Belloc ou GK Chesterton, ont mit de l’humour dans la religion (et Laurence Sterne et Jonathan Swift étaient des ecclésiastiques). On peut préférer cette solution.
Non seulement la vie n’a aucun sens mais en plus elle est douloureuse. On pourrait s’en désespérer. Les Anglais, au lieu d’en pleurer, s’en amusent. Cela ne résout rien, le malheur est toujours là, mais une distance est prise, du plaisir est donné, une invention est faite, de la beauté est née. Cela permet de vivre. Et puis l’humour anglais est une alternative à substituer à la religion et au nationalisme, car il permet de partager une même communauté d’esprit dans les temps difficiles. Ainsi il est à l’oeuvre dans le film de Michael Powell, Colonel Blimp (1943), qui, en pleine guerre, se moque de l’armée anglaise et raconte l’amitié d’un militaire allemand et d’un militaire anglais. C’est aussi le cas dans l’émission de la BBC It’s that man again, diffusée à la même période qui, entre autres, rebaptisa le Ministère de l’Information en Minister of Aggravation and Mysteries. On comprend que l’humour anglais est à la fois une éthique et une forme d’élégance.

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