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Nous sommes impurs et ça donne de belles choses

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(suite à un article sur le mode « Les artistes, auteurs, actrices, ne devraient quand même pas envisagé.e.s d’être payé.es et de vivre de leur art car c’est très mal et très impur »).

Tiens tiens : alors les écrivains qui vivent de leur art c’est quand même pas terrible, ce sont des vendus ?
Ah oui ?
C’est un truc ancien.
Mais c’est ça pose pas mal de problèmes. D’abord un problème avec la vérité car si on regarde nos bibliothèques et nos discothèques on verra que beaucoup sinon la plupart de de nos livres et de nos disques sont des oeuvres de personnes qui étaient des « artistes professionnels ».
Ce vieux truc moisi de penser que vouloir gagner de l’argent avec son art est vil et navrant. En fait, on peut être corrompu si on veut vraiment poser la question en ces termes (car c’est de cela qu’il est question) aussi par le désir de reconnaissance, d’avoir de la presse, d’être célèbre. De cela on ne parle pas. Le fait est que l’art est impur, et que les artistes et écrivains non professionnels ont aussi leurs désirs pas très nobles en fait. Shakespeare écrivait pour survivre, pour, de façon très pratique, ne pas se retrouver à la rue et pouvoir manger. Est-ce que ça fait de Shakespeare un mauvais écrivain ? Les exemples ne manquent pas, qu’on en soit toujours là, à ce genre de discours est désespérant. Pour info, on trouvera aussi des artistes rentiers, et des artistes qui occupent des professions, parfait, génial, je veux dire : tout devrait être possible et tout est bien.
Il faut défendre le désir d’une part des artistes et écrivains d’être payés correctement et de vivre de leur art : d’ailleurs pour cela ils font des concessions : ils quittent les grandes villes, ils habitent de petites maisons et appartements, ils vivent chichement souvent. Forest, avec un certain mépris, pointe le danger de courir le cacheton, tiens tiens, mais je crois que Forest est prof de français, il doit bien savoir que l’histoire littéraire est pleine d’écrivains et écrivaines important.es qui « couraient le cacheton » (punaise quelle expression classiste et méprisante) de mille manières différentes, auprès d’un roi, d’une reine, d’un bienfaiteur quelconque. Il le sait Forest, il connait la vie de Balzac par exemple, et pourtant il ne le dit pas et c’est un problème.
Avec passion, il faut défendre le désir de certaines écrivains et écrivaines de vivre de leur art, car c’est un moyen pour les artistes non bourgeois de consacrer du temps à leur art. Forest est prof de fac, Jaenada journaliste je crois (note : cet auteur d’ailleurs parle de lui-même et ne généralise pas son point de vue, il explique son choix, rien à dire à ça, le problème est l’angle de l’article), forcément la question du temps de travail se pose différemment pour eux, disons différemment de quelqu’un qui a un boulot de pauvre. Pour ceux et celles n’ayant pas fait d’études, les métiers accessibles ne laissent pas le loisir du temps et de l’organisation de son temps, alors oui vivre de son art est une liberté à défendre pour des raisons politiques, pour des raisons osons le mot : de gauche. Parce qu’un truc comme les classes sociales existent en fait. Tiens comme par hasard les trois métiers cités sont avocat, prof, DRH.
Ce n’est pas une obligation, de vivre de son art, hein. Faire le choix de ne pas vivre de son art peut-être un choix assumé et défendu et nous n’avons rien à dire contre ça. Aucun mépris à balancer. Vive la diversité des choix.
Et une fois pour toute : vivre de son art n’est pas une vie romantique, loin de là. C’est passionnant et dur, riche et inspirant, angoissant et merveilleux. Et on aimerait un peu de soutien, en fait, de la part des copains et des autres, plutôt que des clichés bâtons dans les roues et de la condescendance.
Dernier point : un peu de cohérence serait pas mal de temps en temps et si effectivement une vocation comme il est dit dans l’article ne devait pas devenir professionnelle, alors dans ce cas avocat, journaliste, prof, etc nombre de métiers qui sont parfois des vocations ne devraient pas devenir professionnels, non ? Car pour exercer ces métiers, il faut obéir à des attentes, aux attentes de l’école et des institutions. Je ne vois pas au nom de quoi ça ne serait pas aussi un problème, un problème aussi important que l’argent. Et puis ces gens qui sont journalistes, profs, avocats, ils sont payés non ? Donc ça fait d’eux de mauvais professionnel.l.es ? C’est tellement absurde.
Si un historien de l’art passait dans la salle, un petit récapitulatif des artistes qui vivaient de leur art serait bienvenu je crois.
Dernière chose : étrangement, on ne dit pas aux cinéastes, aux acteurs, aux musiciens… qu’ils sont impurs/pas nobles de désirer vivre de leur art, de désirer gagner de l’argent pour payer leur loyer. Dans cette position, je vois surtout un soutien à l’industrie dont le rêve est justement que les artistes soient de moins en moins payés, et de moins en moins professionnels (et donc de moins en moins organisés pour revendiquer quoi que ce soit) : ainsi il sera facile de ne plus les payer du tout sous prétexte que l’art ne devrait apporter qu’une gratification quoi… d’ailleurs ? Spirituelle ? Intellectuelle ? Voilà on en revient à l’artiste pur esprit. Pfff.
Dernière dernière chose : ce qu subissent les artistes aujourd’hui, c’est-à-dire une précarisation de plus en plus grande, c’est ce qui arrive à bcp de salariés, et à terme à d’autres métiers vocations, comme journalistes, éditeurs, etc. Dans ma petite ville, ils veulent même remplacer les bibliothècaires par des bénévoles. C’est une passion souvent bibliothécaire, donc pas besoin de payer quelqu’un pour ça, n’est-ce pas ? C’est le même mouvement que celui qui s’attaque aux artistes. Et en laissant tomber les artistes on prépare des désastres pour un cercle beaucoup plus large. C’est le capitalisme en action qui ravage et divise.
Et punaise : l’art n’est pas pur, nous artistes et écrivains ne sommes pas purs, nos désirs sont complexes et pas toujours nobles. Et cela ne dit rien de la qualité de notre art. Nos mauvaises intentions, nos désirs de reconnaissance et de fric et de gloire peuvent donner de grandes oeuvres. Ce n’est pas obligatoire hein mais ça fait partie du lot. Il est temps de laisser ces désirs de pureté retourner de là où ils viennent : dans un inconscient chrétien qui habite encore trop profondément le cerveau d’une partie du monde de l’art.
Dernier point : avec Coline, nous avons édité un livre collectif intitulé Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Toujours disponible chez www.monstrograph.com. Une trentaine d’artistes, actrices, traducteurs, peintres, parlent de leur manière de se débrouiller avec le quotidien et leurs factures. Nous avons eu un petit article dans le Monde, une émission économique de France Culture en a parlé, un prof au Collège de France a commandé le livre, nous sommes passés à la maison de la Poésie de Paris. Il y a des choses à dire sur le sujet, et tellement de choses à écouter aussi si on le désire.

(note : ce post se base sur la recension ci-dessous du dossier de la revue par un journal, j’ignore le contenu de la revue et les propos généraux des auteurs cités ici : le problème est le parti-pris développé dans le texte ci contre, un point de vue tellement courant)