Certains de mes textes sont refusés, j’ai du mal à en publier d’autres. Je ne m’y habitue pas, à cette fragilité de la position d’artiste vaguement connu et qui n’a pas beaucoup d’alliés, pas d’alliés puissants en tout cas. Rencontrer des murs, ça fatigue au bout d’un moment. Et quand les portes s’ouvrent, sentiment que c’est sur des malentendus. Mais il faut les chérir au fond ces malentendus, car ils permettent de publier, de vivre, de respirer. Pas de refus de manuscrit depuis un moment. Mais des discussions houleuses sur un livre ado qui sort en 2018. Ah si refus d’un texte coécrit avec Coline sur la parentalité, un livre qui parle de couches, de politique, d’argent, de caca, de lutte des classes, normal que cette maison coince (par ailleurs : très mauvaise idée ce comité de lecture, encore plus mauvaise idée quand il y a des écrivains dans le lot, qui vont juger des confrères, pas sain, questions de pouvoir, de jalousie, des artistes qui jugent d’autres artistes, la catastrophe). On nous a dit aussi (une autre éditrice) : pas assez littéraire. Pourquoi ? Je ne sais pas, apparemment certains de mes livres sont littéraires et d’autres pas. Quelle blague. Dans le passé, il y a eu des refus, je veux dire après les centaines de refus avant la publication de mon premier roman. Donc comme refus, alors que j’étais un écrivain publié, il y a eu Le Garçon de toutes les couleurs (qui a trouvé asile à l’Ecole des Loisirs grâce à Geneviève Brisac -merci à elle-, après deux refus, deux maisons d’édition, mais dire que parfois les refus mènent à de belles rencontres). De Manuel d’écriture et de survie (on m’a dit X : « Ce livre ne vous ressemble pas », Y : »Pas assez radical », W : »Ça n’intéressera personne », Z : « Pas très original », XX : « Vous êtes trop jeune »). D’un roman jeunesse sur une ado qui devient végétarienne (le végétarisme était hors de question pour cette maison d’édition). D’un article sur mes excuses aux animaux, texte végane refusé par une revue littéraire (« Trop sentimental », qu’est-ce qu’il y aurait à dire sur ça, sur ce « trop sentimental », sur les affects de machistes et élitistes qui irriguent le monde des livres, l’éditeur m’a aussi annoncé qu’il avait fait lire le texte à un végane et qu’il avait dit que ça déservait la cause, voilà non seulement je suis un mauvais écrivain mais en plus un mauvais militant, pourquoi frapper une fois quand on peut frapper deux ? ce que ça révèle ce refus, c’est toujours la violence de la question animale, c’est insupportable pour les braves gens de se penser comme des oppresseurs). Je raconte ça pour me plaindre, parce qu’on est pas obligés d’être héroïques, je déteste cette morale du « il ne faut jamais se plaindre », ensuite la plainte est une pièce dans laquelle il ne faut pas s’éterniser, parce qu’on fini par y moisir. Donc se plaindre et fuir la plainte et rire de notre plainte. Mais tout ça pour dire qu’on a peu d’alliés, que c’est dur parfois, et dur de s’entendre dire des bêtises à la place des vraies raisons : sur certains sujets, il est difficile de publier des textes critiques, politiques. Et quand on y arrive, on est peu soutenus même par ceux qui se posent en médias critiques. On est plus souvent heureusement surpris par des journalistes de province écrivant dans un petit journal, par les blogs bien sûr aussi. Le monde littéraire est prisonnier d’affects conservateurs, même et surtout à gauche, un snobisme et un mépris de classe profond, qui permet de passer sous silence la littérature populaire, la littérature jeunesse, une bonne partie de la bd. Le monde littéraire est pleinement alliée de ce qui nous opprime, car avec le mépris du politique et des pauvres (dire combien je déteste cette idée pour laquelle on me sollicite parfois : intervenir dans les classes pour faire découvrir la littérature, ce paternalisme, cette condescendance si courante dans « apporter l’art aux pauvres », mais moi je ne fais pas ça, je refuse, je n’apporte pas la littérature, j’y vais quand on m’invite et c’est pour dire aux jeunes gens qu’ils sont des créateurs, qu’ils sont doués, que l’art vient d’eux autant que de moi), on établit une société violente, on y contribue. On en est là, ça a toujours été comme ça. Et continuer notre manière de conduire notre bmx dans la jungle bien rangée, et continuer à fabriquer notre littérature critique, et continuer à chercher des alliés, des personnes dont la main est là, ça peut être un critique, un ami, un copain artiste, un prof, quelqu’un qui travaille dans une institution, un lecteur. Parmi les journaux, je ne sais pas pourquoi Le Monde a toujours parlé de mon travail. Ça vraiment je ne me l’explique pas. C’est une bonne chose pour le livre, je ne me plains pas. Pas la critique noble (mag. lit, la Q., politis, mediapart), ni la critique grand public (Lire, Libération, Télérama etc), qui n’a jamais été là (mais comment pourrait-il en être autrement?). Mais Le Monde, ce vieux journal centriste. Alors pas de façon très politique forcément, ils sont prudents, mais ils ont été là. Bizarre, hein. En tout cas, depuis des années, les alliés ont été sur les blogs et sur les sites littéraires (c’est particulièrement vrais pour Manuel d’écriture et de survie et Les animaux ne sont pas comestibles, invisibles pour la critique classique), ils étaient, ils sont eux aussi en marge. Car que peut-on espérer de plus que des alliés qui me ressemblent, c’est à dire qui sont eux aussi un peu à côté de la plaque ? Alors, mes amis, j’appelle ça une bénédiction d’avoir ces quelques personnes et d’être ignoré par ceux qui ont raison de m’ignorer. On croit qu’on est rejeté et malheureux et un jour on comprend que tout est bien, tout est logique, que notre vie a sa forme nécessaire, que notre corps est aimanté, il rejette ses ennemis et attire ses amis, et c’est une joie profonde. Nous n’étions pas malheureux : nous n’avions pas compris ce qu’était le bonheur.