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L’invention d’un secret

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Voici un texte dans sa version revue et corrigée. Il est paru dans un recueil de l’école des loisirs intitulé Juke-box en 2010. La version originale est pleine de petits problèmes de style, c’est donc cette version qui est définitive. C’est un conte auquel je suis très attaché.

L’invention d’un secret

Il était une fois le royaume d’À-peu-près : tout le monde y vivait à peu près bien et y était à peu près heureux. Grâce au bénéfice de guerres passées, grâce à sa terrifiante armée, le pays était en paix avec ses voisins. À l’intérieur de ses frontières, une police omniprésente n’hésitait pas à utiliser gourdins et épées pour assurer la sécurité de tous. Bien sûr, comme ailleurs, il y avait des injustices et du chômage, mais la plupart des habitants s’en sortaient. À peu près.
Dans son château, le vieux roi n’avait d’autre activité que de ronfler la nuit et de tousser le jour. Son désintérêt pour les affaires publiques conduisait ses conseillers à interpréter ses ronflements et ses toux, et à les transformer en lois et décrets. Malgré les cataplasmes, les saignées et les lavements pratiqués par une assemblée de médecins, sa vie arrivait à son terme. Le prince se préparait à son rôle futur en étudiant auprès des meilleurs professeurs. Il avait déjà des solutions à tous les problèmes du royaume, et quand parfois les solutions n’étaient pas nécessaires, il trouvait de très bonnes idées de problèmes.
Antonin, le héros de notre histoire, habitait une petite maison dans un village situé à la lointaine périphérie de la capitale. Ce n’était pas une vraie maison même s’il la nommait ainsi, mais une grange. Pour résister à la tristesse et à la banalité, Antonin avait pris l’habitude d’enjoliver la réalité en lui donnant des couleurs qu’elle n’avait pas. Il y avait une bonne explication à cette disposition : alors qu’il n’était âgé que de quatre ans, ses parents avaient été arrêtés sur ordre du roi. Celui-ci les avait accusés de… en fait, personne ne se souvenait de quoi. En tout cas, ils avaient été jetés en prison. Plus exactement, on avait construit une prison autour d’eux. Pour leur malheur, l’architecte, distrait, avait oublié de prévoir une porte et des fenêtres : ils moururent étouffés dans le cube pénitentiaire. Quand il se sentait mélancolique, Antonin s’adossait à cette grande tombe et s’y endormait pour que ses rêves réchauffent la pierre froide.
Les villageois ne possédaient pas grand-chose, mangeaient une nourriture simple et roborative, travaillaient sans trop de zèle et trouvaient dans leur famille et dans leurs relations amicales un bonheur placide. Des auberges accueillaient leurs réunions, leurs jeux et leurs spectacles. Ils ne partaient pas en vacances, mais les contacts avec les villages alentours étaient nombreux et les échanges fructueux. Les troubadours et les colporteurs se chargeaient de la circulation des nouvelles. Entouré de champs et d’une forêt, le village possédait un charme discret, invisible à celui qui n’y faisait que passer.
En dépit de sa bonne volonté, Antonin n’avait jamais été doué pour quoi que ce fût. Il était lent et maladroit, et aucune vocation ne s’était révélée à lui. Au fil des ans, il avait tenté de devenir boulanger, mais ses pains étaient trop cuits et souvent il oubliait d’y incorporer la farine. Il avait ensuite décidé d’être boucher, mais il ne supportait pas de tuer des animaux : les clients étaient obligés d’acheter les poulets vivants et les moutons encore bêlants. Il avait été charpentier pendant quelques jours, mais il construisait les maisons avec trop de fantaisie. Alors les villageois l’avaient supplié d’arrêter de chercher un métier. Il se tint à l’écart de tout projet professionnel, en échange de quoi on lui donna de quoi vivre, des fruits, des céréales, des légumes et de la viande.
Comme il faut bien faire quelque chose de sa vie et lutter contre l’ennui, Antonin s’était confectionné une occupation inutile et qui ne risquait pas d’entraîner de catastrophes : il imitait le chant des oiseaux. Il aimait les écouter au cours de ses ballades au bord de la rivière, dans la forêt ou dans les champs. Certains sons étant impossibles à reproduire avec la bouche, il tailla des sortes de becs dans le bois d’un arbre abattu par une tempête, et, en soufflant dedans, obtint les sons désirés. Il se perfectionna à tel point que les oiseaux les plus orgueilleux, vexés, désertèrent le voisinage. Mais il se lassa vite de ces imitations. Il préférait exprimer les airs qui lui trottaient dans la tête. Sans se douter de l’importance de ce qu’il faisait, il inventa ce que nous appelons aujourd’hui la musique.
Par ce moyen, il extériorisait des choses qu’il n’arrivait pas à dire : certaines pensées, certains chagrins refusaient de se transformer en mots. Il racontait secrètement son amour pour ses parents disparus. Parfois, une villageoise lui inspirait des airs plus gais. Ses amis découvrirent sa drôle d’invention et lui demandèrent de jouer en public pour la distraction de tous.
Ainsi, chaque dimanche, Antonin offrit un concert à tout le village. Son talent lui avait donné une place dans la communauté. Considéré au même titre que le boulanger et les laveuses de draps, Antonin était fier d’apporter quelque chose aux siens et de recevoir une rémunération. La vie lui semblait à peu près agréable.
Un jour d’automne, alors que le froid commençait à entrer dans les maisons, le prince et sa suite chassèrent dans les parages. Leur besace pleine, ils empruntèrent la route principale du village pour retourner au château. Au son des sabots, les villageois sortirent des boutiques et des maisons. Ils s’émerveillèrent des qualités physiques du prince, de sa façon de se tenir, bien droit et le menton levé. Mais leur intérêt se dissipa et ils retournèrent à leurs activités.
Brusquement, le prince arrêta son cheval. Il avait entendu le chant d’un animal inconnu. Chasseur passionné, il était toujours curieux de nouvelles proies. Il se dirigea vers l’origine de ces étranges bruits et trouva la grange d’Antonin. Un animal merveilleux doit s’y cacher, pensa-t-il en descendant de cheval. Il tendit son arc, poussa la porte et découvrit Antonin qui soufflait dans un long morceau de bois troué.
Antonin cessa de jouer. Il se sentait pris sur le fait d’une activité illégale. Il reconnut le prince dont le portrait ornait des affiches à la mairie du village. Quand il vit l’arc, il espéra qu’il aurait le temps de perdre connaissance avant d’être transpercé par une flèche.
– Que fais-tu ? demanda le prince.
– J’imite le chant des oiseaux, dit Antonin en regardant le bout de ses pieds. Il pensait plus prudent d’en dire le moins possible.
Le prince avança vers lui. Antonin, craintif, recula. Mais le prince lui serra la main avec chaleur.
– Tu es trop modeste. Tu es plus doué que les oiseaux eux-mêmes. Je n’ai jamais entendu choses si belles.
Antonin était soulagé. Un moment, il avait craint de connaître le même sort que ses parents. Au moindre danger ou soupçon de danger, leur destin tragique lui revenait à l’esprit et lui faisait craindre une malédiction familiale. C’est pourquoi il respectait scrupuleusement la loi et ne prenait jamais le moindre risque.
– Permets-moi de t’inviter au château, dit le prince. Mon père est très malade, je suis persuadé que ta magie lui fera le plus grand bien.
Aussi rapidement qu’il était apparu, le prince s’éclipsa. Antonin n’aimait pas la famille royale, mais il ne voulait pas mettre sa vie en péril, ni se faire remarquer, aussi il ne s’imaginait pas refuser l’invitation. Il se persuada que c’était une bonne occasion de voyager et de rencontrer des gens.
Le matin suivant, un carrosse s’arrêta devant la grange. Un domestique, mieux habillé que le plus riche des villageois, se présenta à Antonin. Il était chargé de le mener au château. Durant le voyage, Antonin remarqua que plus ils approchaient de la capitale, plus les paysages devenaient somptueux. Les maisons grandissaient et les routes se pavaient. Les feuilles des arbres étaient charnues et d’un vert comme mêlé de fils d’or.
Le château ne ressemblait à rien de ce qu’Antonin avait pu voir jusqu’alors. Entouré de douves, doté de tours immenses garnies de gargouilles et de drapeaux, il dominait la ville et son ombre s’étendait sur des kilomètres. Antonin leva la tête pour l’admirer et il se fit mal au cou.
Le prince l’accueillit à la descente du carrosse et l’accompagna à sa chambre. Un garde resta devant sa porte au cas où il aurait besoin de quelque chose. La pièce débordait de tableaux et de bibelots magnifiques. Antonin ne se sentait pas à sa place : le moindre objet semblait avoir plus de valeur et d’importance que lui. Il s’allongea sur le grand lit, fit les cent pas, se posta à la fenêtre et tenta d’apercevoir les toits des maisons de son village.
Le soir venu, le prince pria Antonin de donner une représentation avant le dîner. Quand celui-ci découvrit les spectateurs, sa timidité se réveilla. Les invités du roi, seigneurs et riches marchands, parlaient fort, faisaient de grands gestes et riaient sans cesse. Antonin joua des morceaux qui recréèrent l’atmosphère de son village. Les spectateurs, d’abord surpris par les insolites enchaînements de sons, furent conquis. Ils l’applaudirent comme jamais ils n’avaient applaudis. Le prince était fier du phénomène qu’il avait déniché. Il prit Antonin par le bras et l’installa à sa table.
Les réjouissances se poursuivirent. Des jongleurs, des clowns et des cracheurs de feu se succédèrent sur la scène. Antonin observa le roi assis à côté de lui. Sa main serra son couteau : il aurait aimé vengé ses parents. Mais il n’avait pas la plus petite trace d’héroïsme en lui. Le vieux roi le fixait de ses yeux vitreux comme s’il avait deviné ses pensées. Antonin rassembla son courage, se pencha à l’oreille du roi, lui révéla son nom et lui demanda la raison de l’arrestation de ses parents. Le roi ne répondit pas. Déçu, Antonin retourna à son assiette. Le roi avait emprisonné tellement de gens durant son règne… il les avait sans doute oubliés. Antonin quitta sa place et remonta sur scène. Il improvisa de tristes morceaux inspirés par ses parents et leur calvaire. Le bruit des couteaux et des fourchettes sur les assiettes s’éteignit. Les convives s’immobilisèrent sous le coup de l’émotion. Seul Antonin appréciait la terrible ironie de la situation : ses parents avaient été tués par le même pouvoir qui aujourd’hui goûtait sa musique. Ces gens ne comprendraient jamais pourquoi ils avaient été émus.
Le repas se termina. Quand tout le monde quitta la table, seul le roi resta assis. De la bave coulait au bord de ses lèvres. La reine s’approcha de son mari, constata sa mort et hurla. Antonin se dépêcha de monter dans sa chambre en se demandant si sa musique, par l’émoi qu’elle provoquait, n’avait pas achevé le travail de la maladie. Il passa une nuit tourmentée, rêvant que le médecin qui ausculterait le corps du roi découvrirait des preuves de sa responsabilité, par exemple des sons coincés dans une artère de son coeur.
Le lendemain matin, personne ne vint l’arrêter. Un majordome lui servit le petit déjeuner au lit et l’informa qu’un bain chaud l’attendait. Plus tard, le prince le retrouva dans sa chambre. Il était habillé de noir. La mort de son père lui causait une grande peine, mais il était soulagé qu’il ait cessé de souffrir. Il montra à Antonin les plans du gigantesque tombeau qu’il avait imaginé pour accueillir la dépouille paternelle. Puis il le raccompagna à son village.
Antonin eut la surprise de trouver sa grange changée : le prince avait demandé à son architecte de l’aménager. Le toit avait été réparé, une cheminée installée, les trous dans les murs bouchés. Même le ménage avait été fait.
– Cher ami, dit le prince, ce fut merveilleux.
Il donna une pièce en or à Antonin. Celui-ci la serra dans sa main. Avec cette somme, il achèterait des vêtements et des outils.
– Je suis heureux de vous avoir diverti, majesté.
– Tu pourrais me faire plaisir, sais-tu ?
Antonin espérait qu’il n’allait pas lui demander de revenir trop tôt au château. Il désirait travailler à de nouveaux instruments et à de nouvelles musiques. Il n’avait rien à faire à la cour.
– Dites-moi comment.
– Donne-moi ton objet magique.
Antonin hésita. La fabrication lui avait demandé beaucoup de temps et d’habileté… Mais, après tout, en faire un autre ne lui posait pas de problème. Et le prince avait été gentil, il ne pouvait le rendre responsable des actes de son père. Il lui donna l’instrument. Le prince l’emballa dans sa cape.
Des jours passèrent pendant lesquelles Antonin ne pensa plus au prince, ni aux fastes du château. A vrai dire, il s’y était ennuyé. Il préférait rester dans sa grange, surtout maintenant qu’elle était confortable et chauffée. Il avait rempli son garde-manger, acheté des vêtements et des chaussures solides.
Une nuit, alors qu’Antonin s’entraînait à tirer des sons d’une caisse de bois sur laquelle il avait tendu des fils de fer, la porte vola en éclats. Des soldats l’encerclèrent. Le prince entra, portant la couronne de son père. C’était lui le roi désormais.
– Tu t’es moqué de moi, dit-il.
Le jeune roi brandit l’instrument pris quelques jours plus tôt.
– Ça ne marche pas.
Le regard menaçant, les poings serrés, il s’approcha d’Antonin.
– J’ai voulu faire une démonstration à ma fiancée : des sons atroces en sont sortis. Elle s’est moquée de moi. Tu m’as trompé.
Le roi secoua l’instrument.
– Il est vide.
Il prit son couteau et l’éventra comme il aurait fait avec une perdrix. Il le jeta par terre et le piétina.
– Maintenant donne-moi tes vraies machines.
Une simple couronne avait changé un homme prévenant en rustre cruel. Antonin ne le reconnaissait plus. Le fils était devenu comme son père : en occupant sa fonction, son hérédité se révélait.
– Elles sont toutes là, dit-il en indiquant les instruments inventés au fil des mois.
Le roi tenta d’en tirer des sons. Mais il ne produisait que des bruits irritants.
– Ça ne marche pas. Essaye.
Antonin joua magistralement de chacun des instruments.
– Quel est ton secret ? demanda le roi, les joues rouges de jalousie.
Antonin était terrifié. Il savait quoi répondre, mais cela ne plairait pas au roi.
– Je… je n’ai pas de secret, majesté.
– Tu mens. Ces machines t’obéissent. Mais pas à moi. Je suis le roi, tout le monde doit m’obéir !
Il brisa les instruments avec son épée.
– Arrêtez-le, ordonna-t-il.
Les soldats menottèrent Antonin et le firent monter dans une carriole. Le jeune homme se doutait qu’on le conduisait en prison. Il espérait que les architectes avaient fait des progrès et qu’il ne connaîtrait pas le sort de ses parents.
La prison, aussi grande que le château, était dotée de fenêtres barrées et de portes blindées. Tout y était effrayant, comme si des artistes avaient déployé un talent considérable pour atteindre des sommets dans la laideur. Les prisonniers gémissaient. Leurs voix glaçaient le sang. Antonin partageait sa cellule avec un vieux rat qui toussait. Il prit garde à ne pas s’en approcher.
Ses amis du village vinrent lui rendre visite. Ils lui apportèrent des fruits frais et des livres. La maire demanda audience au roi, mais il refusa de la recevoir. Les soldats réprimèrent une manifestation de soutien à Antonin.
Dans sa cellule, Antonin s’habituait à la présence du rat et à son toussotement. Il n’avait pas d’autre compagnie. Un matin, le rat se plaça devant lui, les pattes avant levées.
– Bonjour, dit le rat.
Antonin sursauta. Ce rat parlait. Son ouïe lui jouait des tours. Ou l’isolement l’avait rendu fou.
– Es-tu une hallucination ?
– Non, dit le rat.
– Ce n’est pas possible. Les rats ne parlent pas.
– On parle parce qu’on a quelque chose à dire. Pas parce qu’on appartient à une espèce ou à une autre. Les rochers sont muets, non par nature, mais parce qu’ils n’ont aucune conversation.
Par la grâce de cette seule phrase, Antonin aima le rat. Ils devinrent amis, et durant le temps de leur relation, Antonin chérit les idées originales du rat. Elles l’inspiraient comme la beauté de l’aurore ou le vol des oies sauvages.
– Qu’as-tu fait pour mériter ta peine ? lui demanda le rat.
– J’ai refusé de révéler mon secret au prince
– Idiot. Et pourquoi ?
– Je ne possède pas de secret. Je ne peux donner ce que je ne possède pas.
Antonin raconta son histoire au rat.
– Joue-moi quelque chose.
– Le prince a détruit tous mes instruments. Et je n’ai aucun matériau pour en fabriquer de nouveaux.
La cellule ne contenait ni banquette, ni gobelet, rien qui aurait pu être transformé en instrument.
– Tu te décourages trop vite. Que te faut-il ?
– Du bois serait parfait.
Le rat disparu dans le fond de la cellule et revint avec un brin d’herbe.
– Il n’y a pas de bois ici, mais le vent a apporté un brin ce matin. Peux-tu l’utiliser ?
– Je vais essayer.
Antonin prit le brin d’herbe entre ses mains et souffla doucement. La musique charma le rat. Des larmes coulèrent de ses petits yeux jaunes. Même si ses poils étaient gris et vieux, même si son oreille gauche était abîmée, Antonin prit conscience de sa beauté. Tout être frappé d’émotion devenait beau à ses yeux.
– Tu as un talent merveilleux, dit le rat. Tu ne parles pas, et pourtant mon cœur comprend ton langage.
Le fragile brin d’herbe se déchira. Antonin avait besoin d’un matériau solide. Pendant quelques jours, il souffla dans un petit trou du mur de la cellule par lequel passait un courant d’air et des cafards. Il en sorti un son faible. Il aurait eu besoin d’avoir les poumons d’un éléphant pour jouer de la prison comme d’un instrument de musique.
Ne pas exprimer ses sentiments le rongeait. A force de chercher une solution, en tournant en rond pendant des heures, grâce aussi aux encouragements du rat, il parvint à donner naissance à une autre idée. Les prisonniers gémissaient, criaient et maugréaient à longueur de temps, il suffisait d’organiser et d’arranger leurs plaintes pour en faire des mélodies. Pendant un mois, le rat se faufila dans les cellules et transmis les instructions d’Antonin. Les prisonniers apprirent à chanter leurs tourments à l’unisson. La vie dans la prison devint plus supportable.
Antonin ne voyait pas de fin à sa réclusion. Chaque semaine le roi venait dans sa cellule et lui demandait de livrer son secret. Antonin avait abandonné tout espoir de lui faire entendre raison. Alors qu’il ressassait des idées noires, le rat monta sur son épaule et s’y allongea.
– Je suis malade, lui dit-il. Je vais bientôt mourir.
Antonin sentit son cœur s’arrêter. Il caressa les poils de son ami et le serra contre sa poitrine.
– Je meurs sans regrets, car tu m’as fait découvrir des beautés dont je ne soupçonnais pas l’existence. Je vais te dire ma dernière volonté et je te prie de la respecter : prends ma carcasse pour en faire un instrument.
– Tu n’es pas sérieux, je ne peux pas…
– Ma vie a été inutile, au moins ma mort apportera de la poésie à ce monde. Tu tireras de merveilleux sons avec mon squelette.
Après une longue discussion, le rat réussit à convaincre Antonin.
– Tu ne vas pas rester en prison toute ta vie.
– Mes parents sont morts en prison.
– Tu crois qu’ils seraient fiers de toi si tu finissais comme eux ? Je te le dis : tu dois quitter cette prison, justement parce que tes parents ont été emprisonnés. Tu dois vivre, car ils n’ont pas vécu.
– Le prince ne me rendra jamais ma liberté.
– Sauf si tu lui donnes ce qu’il désire : ton secret.
– Ces sons viennent de mes années de travail et de solitude, de mes promenades dans la forêt et de mes siestes auprès de la tombe de mes parents. On ne peut transmettre l’expérience d’une vie.
– Alors fabrique ton secret comme tu fabriques tes instruments.
Le rat mourut à l’aube. Avec amour et délicatesse, Antonin le débarrassa de ses organes et de ses chairs, gratta entre les os, enleva les veines et les tendons. Il frotta les vertèbres contre le mur pour les souder ensemble. Il pleura tout le temps que dura la transformation de son ami en instrument de musique. Quand la carcasse fut bien blanche et lisse, quand elle tint bien en main, il la porta à ses lèvres. Son souffle chaud produisit un son mélancolique en passant par l’armature osseuse. Il joua toute la nuit, accompagné par les harmonieux gémissements des prisonniers. Lorsque il posait le squelette sur ses lèvres et le serrait dans sa main pour en tirer une musique, d’une certaine manière, son ami revenait à la vie.
Antonin passa les mois suivants à inventer un moyen pour enseigner l’usage de ses instruments. Comme le roi s’attendait à un secret, il donna une apparence mystérieuse à sa méthode. Pour rappeler la prison, il traça des lignes sur le papier comme des barreaux : ainsi l’origine pénitentiaire de son art serait inscrite pour toujours. Sur les lignes, il posa des ronds symbolisant les sons. À chaque son était dévolu une place. Il nota des airs et leur donna un titre.
Quand sa méthode fut achevée, Antonin demanda à voir le roi : il acceptait de lui révéler son secret. Pendant des semaines, il lui transmit ses connaissances. Le roi sut bientôt se servir des instruments, son architecte apprit à les fabriquer. Comme il n’avait plus besoin d’Antonin, le roi ordonna à un soldat de lui casser les poignets avec un maillet. Il ne pourrait plus ni jouer, ni créer d’instruments. On le renvoya dans son village.
Le roi jouissait de la maîtrise de la musique. Il commença à jouer pour sa fiancée et ses proches et, devant le succès, il exhiba son talent devant les nobles et les notables. La nouvelle se répandit, tout le monde ne parlait que de ça : le roi était un magicien. À la cour, on oublia le récital donné par ce jeune homme de la campagne quelques temps auparavant.
Des concerts furent organisés dans les principales villes du royaume. Le roi jouait devant un public enthousiaste. Il y avait peu d’occasions de fête, aussi les représentations mobilisaient des foules immenses.
Du bourgeois à l’ouvrier, tout le monde succombait à la séduction. On considérait le roi comme un être surnaturel. Les foules l’acclamaient. Les enfants le vénéraient. Les femmes jetaient des fleurs sur son passage. La fascination qu’il exerçait anéantissait le sens critique de la population. Jamais souverain n’avait connu pareille popularité.
Pourtant, les violences policières se généralisaient, la liberté de parole n’avait plus cours, les contestataires étaient emprisonnés et torturés. Mais la musique du roi semblait pardonner le mal dont il était responsable. Pire encore : on lui donnait raison. Il utilisait les instruments de musique avec la même dextérité que son arc à la chasse, et pour un usage tout aussi sanglant.
Dans sa grange, Antonin soignait ses blessures. Le prix de sa liberté était bien élevé. Par sa faute, la répression connaissait ses plus belles heures. Et le roi lui avait enlevé sa raison de vivre. Seul le souvenir du rat le sauva du désespoir. Son ami lui avait légué un précieux héritage : l’obstination.
Antonin ignorait ce que ses parents avaient pu faire pour être arrêté, mais il voulait mériter une même peine. Lui, pourtant, était bien décidé à ne pas se laisser prendre. Si ses mains étaient incapables de serrer une arme ou un instrument, en revanche son esprit fonctionnait parfaitement : il ouvrit une école de musique dans sa grange. Les villageois savaient bien qu’il était l’inventeur de la magie dont se servait le roi, il bénéficia de leur complicité pour dissimuler son activité.
Sous le voile protecteur de la nuit, loin des dangers de la ville, Antonin racontait son histoire et dévoilait l’origine du pouvoir musical du roi. A l’aide de la carcasse du rat, il enseignait ce qu’il savait, il apprenait à écouter le chant des oiseaux et des autres animaux, et les sentiments à l’intérieur de son cœur. Il expliquait comment créer des instruments, comment souffler dedans et où poser les doigts.
La musique des élèves d’Antonin avait une qualité et une profondeur dont était dépourvue celle du roi. On venait des quatre coins du royaume pour suivre son enseignement et écouter son histoire. Antonin était heureux de voir les progrès de ses élèves, leur passion et la noblesse de leurs sentiments.
Très vite, la musique devint le point de ralliement des opposants au régime. On la transmettait en contrebande dans tout le royaume, elle se jouait dans des endroits secrets, dans la forêt, les greniers et les caves. La résistance s’organisait et gagnait chaque jour de nouveaux combattants. Par souci de discrétion, les mutins fabriquèrent leurs propres instruments avec des outils des champs et des ustensiles de cuisine.
Les résistants agissaient dans l’ombre, ils imprimaient des journaux clandestins, collectaient les informations, organisaient des évasions et des vols d’armes. Pourtant il n’y eut jamais de victoire. Le roi, puis ses descendants, continuèrent à opprimer le peuple, à torturer et à emprisonner. Mais, même après sa mort, le secret d’Antonin ne cessa jamais de faire son chemin parmi les hommes libres. Par sa beauté, il leur donnait la force et le courage de poursuivre la lutte, de vivre et d’aimer.

L’invention d’un secret

  • par

jeunesse

Voici un texte dans sa version revue et corrigée. Il est paru dans un recueil de l’école des loisirs intitulé Juke-box en 2010. La version originale est pleine de petits problèmes de style, c’est donc cette version qui est définitive. C’est un conte auquel je suis très attaché.       

L’invention d’un secret

Il était une fois le royaume d’À-peu-près : tout le monde y vivait à peu près bien et y était à peu près heureux. Grâce au bénéfice de guerres passées, grâce à sa terrifiante armée, le pays était en paix avec ses voisins. À l’intérieur de ses frontières, une police omniprésente n’hésitait pas à utiliser gourdins et épées pour assurer la sécurité de tous. Bien sûr, comme ailleurs, il y avait des injustices et du chômage, mais la plupart des habitants s’en sortaient. À peu près.
Dans son château, le vieux roi n’avait d’autre activité que de ronfler la nuit et de tousser le jour. Son désintérêt pour les affaires publiques conduisait ses conseillers à interpréter ses ronflements et ses toux, et à les transformer en lois et décrets. Malgré les cataplasmes, les saignées et les lavements pratiqués par une assemblée de médecins, sa vie arrivait à son terme. Le prince se préparait à son rôle futur en étudiant auprès des meilleurs professeurs. Il avait déjà des solutions à tous les problèmes du royaume, et quand parfois les solutions n’étaient pas nécessaires, il trouvait de très bonnes idées de problèmes.
Antonin, le héros de notre histoire, habitait une petite maison dans un village situé à la lointaine périphérie de la capitale. Ce n’était pas une vraie maison même s’il la nommait ainsi, mais une grange. Pour résister à la tristesse et à la banalité, Antonin avait pris l’habitude d’enjoliver la réalité en lui donnant des couleurs qu’elle n’avait pas. Il y avait une bonne explication à cette disposition : alors qu’il n’était âgé que de quatre ans, ses parents avaient été arrêtés sur ordre du roi. Celui-ci les avait accusés de… en fait, personne ne se souvenait de quoi. En tout cas, ils avaient été jetés en prison. Plus exactement, on avait construit une prison autour d’eux. Pour leur malheur, l’architecte, distrait, avait oublié de prévoir une porte et des fenêtres : ils moururent étouffés dans le cube pénitentiaire. Quand il se sentait mélancolique, Antonin s’adossait à cette grande tombe et s’y endormait pour que ses rêves réchauffent la pierre froide.
Les villageois ne possédaient pas grand-chose, mangeaient une nourriture simple et roborative, travaillaient sans trop de zèle et trouvaient dans leur famille et dans leurs relations amicales un bonheur placide. Des auberges accueillaient leurs réunions, leurs jeux et leurs spectacles. Ils ne partaient pas en vacances, mais les contacts avec les villages alentours étaient nombreux et les échanges fructueux. Les troubadours et les colporteurs se chargeaient de la circulation des nouvelles. Entouré de champs et d’une forêt, le village possédait un charme discret, invisible à celui qui n’y faisait que passer.
En dépit de sa bonne volonté, Antonin n’avait jamais été doué pour quoi que ce fût. Il était lent et maladroit, et aucune vocation ne s’était révélée à lui. Au fil des ans, il avait tenté de devenir boulanger, mais ses pains étaient trop cuits et souvent il oubliait d’y incorporer la farine. Il avait ensuite décidé d’être boucher, mais il ne supportait pas de tuer des animaux : les clients étaient obligés d’acheter les poulets vivants et les moutons encore bêlants. Il avait été charpentier pendant quelques jours,  mais il construisait les maisons avec trop de fantaisie. Alors les villageois l’avaient supplié d’arrêter de chercher un métier. Il se tint à l’écart de tout projet professionnel, en échange de quoi on lui donna de quoi vivre, des fruits, des céréales, des légumes et de la viande.
Comme il faut bien faire quelque chose de sa vie et lutter contre l’ennui, Antonin s’était confectionné une occupation inutile et qui ne risquait pas d’entraîner de catastrophes : il imitait le chant des oiseaux. Il aimait les écouter au cours de ses ballades au bord de la rivière, dans la forêt ou dans les champs. Certains sons étant impossibles à reproduire avec la bouche, il tailla des sortes de becs dans le bois d’un arbre abattu par une tempête, et, en soufflant dedans, obtint les sons désirés. Il se perfectionna à tel point que les oiseaux les plus orgueilleux, vexés, désertèrent le voisinage. Mais il se lassa vite de ces imitations. Il préférait exprimer les airs qui lui trottaient dans la tête. Sans se douter de l’importance de ce qu’il faisait, il inventa ce que nous appelons aujourd’hui la musique.
Par ce moyen, il extériorisait des choses qu’il n’arrivait pas à dire : certaines pensées, certains chagrins refusaient de se transformer en mots. Il racontait secrètement son amour pour ses parents disparus. Parfois, une villageoise lui inspirait des airs plus gais. Ses amis découvrirent sa drôle d’invention et lui demandèrent de jouer en public pour la distraction de tous.
Ainsi, chaque dimanche, Antonin offrit un concert à tout le village. Son talent lui avait donné une place dans la communauté. Considéré au même titre que le boulanger et les laveuses de draps, Antonin était fier d’apporter quelque chose aux siens et de recevoir une rémunération. La vie lui semblait à peu près agréable.
Un jour d’automne, alors que le froid commençait à entrer dans les maisons, le prince et sa suite chassèrent dans les parages. Leur besace pleine, ils empruntèrent la route principale du village pour retourner au château. Au son des sabots, les villageois sortirent des boutiques et des maisons. Ils s’émerveillèrent des qualités physiques du prince, de sa façon de se tenir, bien droit et le menton levé. Mais leur intérêt se dissipa et ils retournèrent à leurs activités.
Brusquement, le prince arrêta son cheval. Il avait entendu le chant d’un animal inconnu. Chasseur passionné, il était toujours curieux de nouvelles proies. Il se dirigea vers l’origine de ces étranges bruits et trouva la grange d’Antonin. Un animal merveilleux doit s’y cacher, pensa-t-il en descendant de cheval. Il tendit son arc, poussa la porte et découvrit Antonin qui soufflait dans un long morceau de bois troué.
Antonin cessa de jouer. Il se sentait pris sur le fait d’une activité illégale. Il reconnut le prince dont le portrait ornait des affiches à la mairie du village. Quand il vit l’arc, il espéra qu’il aurait le temps de perdre connaissance avant d’être transpercé par une flèche.
– Que fais-tu ? demanda le prince.
– J’imite le chant des oiseaux, dit Antonin en regardant le bout de ses pieds. Il pensait plus prudent d’en dire le moins possible.
Le prince avança vers lui. Antonin, craintif, recula. Mais le prince lui serra la main avec chaleur.
– Tu es trop modeste. Tu es plus doué que les oiseaux eux-mêmes. Je n’ai jamais entendu choses si belles.
Antonin était soulagé. Un moment, il avait craint de connaître le même sort que ses parents. Au moindre danger ou soupçon de danger, leur destin tragique lui revenait à l’esprit et lui faisait craindre une malédiction familiale. C’est pourquoi il respectait scrupuleusement la loi et ne prenait jamais le moindre risque.
– Permets-moi de t’inviter au château, dit le prince. Mon père est très malade, je suis persuadé que ta magie lui fera le plus grand bien.
Aussi rapidement qu’il était apparu, le prince s’éclipsa. Antonin n’aimait pas la famille royale, mais il ne voulait pas mettre sa vie en péril, ni se faire remarquer, aussi il ne s’imaginait pas refuser l’invitation. Il se persuada que c’était une bonne occasion de voyager et de rencontrer des gens.
Le matin suivant, un carrosse s’arrêta devant la grange. Un domestique, mieux habillé que le plus riche des villageois, se présenta à Antonin. Il était chargé de le mener au château. Durant le voyage, Antonin remarqua que plus ils approchaient de la capitale, plus les paysages devenaient somptueux. Les maisons grandissaient et les routes se pavaient. Les feuilles des arbres étaient charnues et d’un vert comme mêlé de fils d’or.
Le château ne ressemblait à rien de ce qu’Antonin avait pu voir jusqu’alors. Entouré de douves, doté de tours immenses garnies de gargouilles et de drapeaux, il dominait la ville et son ombre s’étendait sur des kilomètres. Antonin leva la tête pour l’admirer et il se fit mal au cou.
Le prince l’accueillit à la descente du carrosse et l’accompagna à sa chambre. Un garde resta devant sa porte au cas où il aurait besoin de quelque chose. La pièce débordait de tableaux et de bibelots magnifiques. Antonin ne se sentait pas à sa place : le moindre objet semblait avoir plus de valeur et d’importance que lui. Il s’allongea sur le grand lit, fit les cent pas, se posta à la fenêtre et tenta d’apercevoir les toits des maisons de son village.
Le soir venu, le prince pria Antonin de donner une représentation avant le dîner. Quand celui-ci découvrit les spectateurs, sa timidité se réveilla. Les invités du roi, seigneurs et riches marchands, parlaient fort, faisaient de grands gestes et riaient sans cesse. Antonin joua des morceaux qui recréèrent l’atmosphère de son village. Les spectateurs, d’abord surpris par les insolites enchaînements de sons, furent conquis. Ils l’applaudirent comme jamais ils n’avaient applaudis. Le prince était fier du phénomène qu’il avait déniché. Il prit Antonin par le bras et l’installa à sa table.
Les réjouissances se poursuivirent. Des jongleurs, des clowns et des cracheurs de feu se succédèrent sur la scène. Antonin observa le roi assis à côté de lui. Sa main serra son couteau : il aurait aimé vengé ses parents. Mais il n’avait pas la plus petite trace d’héroïsme en lui. Le vieux roi le fixait de ses yeux vitreux comme s’il avait deviné ses pensées. Antonin rassembla son courage, se pencha à l’oreille du roi, lui révéla son nom et lui demanda la raison de l’arrestation de ses parents. Le roi ne répondit pas. Déçu, Antonin retourna à son assiette. Le roi avait emprisonné tellement de gens durant son règne… il les avait sans doute oubliés. Antonin quitta sa place et remonta sur scène. Il improvisa de tristes morceaux inspirés par ses parents et leur calvaire. Le bruit des couteaux et des fourchettes sur les assiettes s’éteignit. Les convives s’immobilisèrent sous le coup de l’émotion. Seul Antonin appréciait la terrible ironie de la situation : ses parents avaient été tués par le même pouvoir qui aujourd’hui goûtait sa musique. Ces gens ne comprendraient jamais pourquoi ils avaient été émus.
Le repas se termina. Quand tout le monde quitta la table, seul le roi resta assis. De la bave coulait au bord de ses lèvres. La reine s’approcha de son mari, constata sa mort et hurla. Antonin se dépêcha de monter dans sa chambre en se demandant si sa musique, par l’émoi qu’elle provoquait, n’avait pas achevé le travail de la maladie. Il passa une nuit tourmentée, rêvant que le médecin qui ausculterait le corps du roi découvrirait des preuves de sa responsabilité, par exemple des sons coincés dans une artère de son coeur.
Le lendemain matin, personne ne vint l’arrêter. Un majordome lui servit le petit déjeuner au lit et l’informa qu’un bain chaud l’attendait. Plus tard, le prince le retrouva dans sa chambre. Il était habillé de noir. La mort de son père lui causait une grande peine, mais il était soulagé qu’il ait cessé de souffrir. Il montra à Antonin les plans du gigantesque tombeau qu’il avait imaginé pour accueillir la dépouille paternelle. Puis il le raccompagna à son village.
Antonin eut la surprise de trouver sa grange changée : le prince avait demandé à son architecte de l’aménager. Le toit avait été réparé, une cheminée installée, les trous dans les murs bouchés. Même le ménage avait été fait.
– Cher ami, dit le prince, ce fut merveilleux.
Il donna une pièce en or à Antonin. Celui-ci la serra dans sa main. Avec cette somme, il achèterait des vêtements et des outils.
– Je suis heureux de vous avoir diverti, majesté.
– Tu pourrais me faire plaisir, sais-tu ?
Antonin espérait qu’il n’allait pas lui demander de revenir trop tôt au château. Il désirait travailler à de nouveaux instruments et à de nouvelles musiques. Il n’avait rien à faire à la cour.
– Dites-moi comment.
– Donne-moi ton objet magique.
Antonin hésita. La fabrication lui avait demandé beaucoup de temps et d’habileté… Mais, après tout, en faire un autre ne lui posait pas de problème. Et le prince avait été gentil, il ne pouvait le rendre responsable des actes de son père. Il lui donna l’instrument. Le prince l’emballa dans sa cape.
Des jours passèrent pendant lesquelles Antonin ne pensa plus au prince, ni aux fastes du château. A vrai dire, il s’y était ennuyé. Il préférait rester dans sa grange, surtout maintenant qu’elle était confortable et chauffée. Il avait rempli son garde-manger, acheté des vêtements et des chaussures solides.
Une nuit, alors qu’Antonin s’entraînait à tirer des sons d’une caisse de bois sur laquelle il avait tendu des fils de fer, la porte vola en éclats. Des soldats l’encerclèrent. Le prince entra, portant la couronne de son père. C’était lui le roi désormais.
– Tu t’es moqué de moi, dit-il.
Le jeune roi brandit l’instrument pris quelques jours plus tôt.
– Ça ne marche pas.
Le regard menaçant, les poings serrés, il s’approcha d’Antonin.
– J’ai voulu faire une démonstration à ma fiancée : des sons atroces en sont sortis. Elle s’est moquée de moi. Tu m’as trompé.
Le roi secoua l’instrument.
– Il est vide.
Il prit son couteau et l’éventra comme il aurait fait avec une perdrix. Il le jeta par terre et le piétina.
– Maintenant donne-moi tes vraies machines.
Une simple couronne avait changé un homme prévenant en rustre cruel. Antonin ne le reconnaissait plus. Le fils était devenu comme son père : en occupant sa fonction, son hérédité se révélait.
– Elles sont toutes là, dit-il en indiquant les instruments inventés au fil des mois.
Le roi tenta d’en tirer des sons. Mais il ne produisait que des bruits irritants.
– Ça ne marche pas. Essaye.
Antonin joua magistralement de chacun des instruments.
– Quel est ton secret ? demanda le roi, les joues rouges de jalousie.
Antonin était terrifié. Il savait quoi répondre, mais cela ne plairait pas au roi.
– Je… je n’ai pas de secret, majesté.
– Tu mens. Ces machines t’obéissent. Mais pas à moi. Je suis le roi, tout le monde doit m’obéir !
Il brisa les instruments avec son épée.
– Arrêtez-le, ordonna-t-il.
Les soldats menottèrent Antonin et le firent monter dans une carriole. Le jeune homme se doutait qu’on le conduisait en prison. Il espérait que les architectes avaient fait des progrès et qu’il ne connaîtrait pas le sort de ses parents.
La prison, aussi grande que le château, était dotée de fenêtres barrées et de portes blindées. Tout y était effrayant, comme si des artistes avaient déployé un talent considérable pour atteindre des sommets dans la laideur. Les prisonniers gémissaient. Leurs voix glaçaient le sang. Antonin partageait sa cellule avec un vieux rat qui toussait. Il prit garde à ne pas s’en approcher.
Ses amis du village vinrent lui rendre visite. Ils lui apportèrent des fruits frais et des livres. La maire demanda audience au roi, mais il refusa de la recevoir. Les soldats réprimèrent une manifestation de soutien à Antonin.
Dans sa cellule, Antonin s’habituait à la présence du rat et à son toussotement. Il n’avait pas d’autre compagnie. Un matin, le rat se plaça devant lui, les pattes avant levées.
– Bonjour, dit le rat.
Antonin sursauta. Ce rat parlait. Son ouïe lui jouait des tours. Ou l’isolement l’avait rendu fou.
– Es-tu une hallucination ?
– Non, dit le rat.
– Ce n’est pas possible. Les rats ne parlent pas.
– On parle parce qu’on a quelque chose à dire. Pas parce qu’on appartient à une espèce ou à une autre. Les rochers sont muets, non par nature, mais parce qu’ils n’ont aucune conversation.
Par la grâce de cette seule phrase, Antonin aima le rat. Ils devinrent amis, et durant le temps de leur relation, Antonin chérit les idées originales du rat. Elles l’inspiraient comme la beauté de l’aurore ou le vol des oies sauvages.
– Qu’as-tu fait pour mériter ta peine ? lui demanda le rat.
– J’ai refusé de révéler mon secret au prince
– Idiot. Et pourquoi ?
– Je ne possède pas de secret. Je ne peux donner ce que je ne possède pas.
Antonin raconta son histoire au rat.
– Joue-moi quelque chose.
– Le prince a détruit tous mes instruments. Et je n’ai aucun matériau pour en fabriquer de nouveaux.
La cellule ne contenait ni banquette, ni gobelet, rien qui aurait pu être transformé en instrument.
– Tu te décourages trop vite. Que te faut-il ?
– Du bois serait parfait.
Le rat disparu dans le fond de la cellule et revint avec un brin d’herbe.
– Il n’y a pas de bois ici, mais le vent a apporté un brin ce matin.  Peux-tu l’utiliser ?
– Je vais essayer.
Antonin prit le brin d’herbe entre ses mains et souffla doucement. La musique charma le rat. Des larmes coulèrent de ses petits yeux jaunes. Même si ses poils étaient gris et vieux, même si son oreille gauche était abîmée, Antonin prit conscience de sa beauté. Tout être frappé d’émotion devenait beau à ses yeux.
– Tu as un talent merveilleux, dit le rat. Tu ne parles pas, et pourtant mon cœur comprend ton langage.
Le fragile brin d’herbe se déchira. Antonin avait besoin d’un matériau solide. Pendant quelques jours, il souffla dans un petit trou du mur de la cellule par lequel passait un courant d’air et des cafards. Il en sorti un son faible. Il aurait eu besoin d’avoir les poumons d’un éléphant pour jouer de la prison comme d’un instrument de musique.
Ne pas exprimer ses sentiments le rongeait. A force de chercher une solution, en tournant en rond pendant des heures, grâce aussi aux encouragements du rat, il parvint à donner naissance à une autre idée. Les prisonniers gémissaient, criaient et maugréaient à longueur de temps, il suffisait d’organiser et d’arranger leurs plaintes pour en faire des mélodies. Pendant un mois, le rat se faufila dans les cellules et transmis les instructions d’Antonin. Les prisonniers apprirent à chanter leurs tourments à l’unisson. La vie dans la prison devint plus supportable.
Antonin ne voyait pas de fin à sa réclusion. Chaque semaine le roi venait dans sa cellule et lui demandait de livrer son secret. Antonin avait abandonné tout espoir de lui faire entendre raison. Alors qu’il ressassait des idées noires, le rat monta sur son épaule et s’y allongea.
– Je suis malade, lui dit-il. Je vais bientôt mourir.
Antonin sentit son cœur s’arrêter. Il caressa les poils de son ami et le serra contre sa poitrine.
– Je meurs sans regrets, car tu m’as fait découvrir des beautés dont je ne soupçonnais pas l’existence. Je vais te dire ma dernière volonté et je te prie de la respecter : prends ma carcasse pour en faire un instrument.
– Tu n’es pas sérieux, je ne peux pas…
– Ma vie a été inutile, au moins ma mort apportera de la poésie à ce monde. Tu tireras de merveilleux sons avec mon squelette.
Après une longue discussion, le rat réussit à convaincre Antonin.
– Tu ne vas pas rester en prison toute ta vie.
– Mes parents sont morts en prison.
– Tu crois qu’ils seraient fiers de toi si tu finissais comme eux ? Je te le dis : tu dois quitter cette prison, justement parce que tes parents ont été emprisonnés. Tu dois vivre, car ils n’ont pas vécu.
– Le prince ne me rendra jamais ma liberté.
– Sauf si tu lui donnes ce qu’il désire : ton secret.
– Ces sons viennent de mes années de travail et de solitude, de mes promenades dans la forêt et de mes siestes auprès de la tombe de mes parents. On ne peut transmettre l’expérience d’une vie.
– Alors fabrique ton secret comme tu fabriques tes instruments.
Le rat mourut à l’aube. Avec amour et délicatesse, Antonin le débarrassa de ses organes et de ses chairs, gratta entre les os, enleva les veines et les tendons. Il frotta les vertèbres contre le mur pour les souder ensemble. Il pleura tout le temps que dura la transformation de son ami en instrument de musique. Quand la carcasse fut bien blanche et lisse, quand elle tint bien en main, il la porta à ses lèvres. Son souffle chaud produisit un son mélancolique en passant par l’armature osseuse. Il joua toute la nuit, accompagné par les harmonieux gémissements des prisonniers. Lorsque il posait le squelette sur ses lèvres et le serrait dans sa main pour en tirer une musique, d’une certaine manière, son ami revenait à la vie.
Antonin passa les mois suivants à inventer un moyen pour enseigner l’usage de ses instruments. Comme le roi s’attendait à un secret, il donna une apparence mystérieuse à sa méthode. Pour rappeler la prison, il traça des lignes sur le papier comme des barreaux : ainsi l’origine pénitentiaire de son art serait inscrite pour toujours. Sur les lignes, il posa des ronds symbolisant les sons. À chaque son était dévolu une place. Il nota des airs et leur donna un titre.
Quand sa méthode fut achevée, Antonin demanda à voir le roi : il acceptait de lui révéler son secret. Pendant des semaines, il lui transmit ses connaissances. Le roi sut bientôt se servir des instruments, son architecte apprit à les fabriquer. Comme il n’avait plus besoin d’Antonin, le roi ordonna à un soldat de lui casser les poignets avec un maillet. Il ne pourrait plus ni jouer, ni créer d’instruments. On le renvoya dans son village.
Le roi jouissait de la maîtrise de la musique. Il commença à jouer pour sa fiancée et ses proches et, devant le succès, il exhiba son talent devant les nobles et les notables. La nouvelle se répandit, tout le monde ne parlait que de ça : le roi était un magicien. À la cour, on oublia le récital donné par ce jeune homme de la campagne quelques temps auparavant.
Des concerts furent organisés dans les principales villes du royaume. Le roi jouait devant un public enthousiaste. Il y avait peu d’occasions de fête, aussi les représentations mobilisaient des foules immenses.
Du bourgeois à l’ouvrier, tout le monde succombait à la séduction. On considérait le roi comme un être surnaturel. Les foules l’acclamaient. Les enfants le vénéraient. Les femmes jetaient des fleurs sur son passage. La fascination qu’il exerçait anéantissait le sens critique de la population. Jamais souverain n’avait connu pareille popularité.
Pourtant, les violences policières se généralisaient, la liberté de parole n’avait plus cours, les contestataires étaient emprisonnés et torturés. Mais la musique du roi semblait pardonner le mal dont il était responsable. Pire encore : on lui donnait raison. Il utilisait les instruments de musique avec la même dextérité que son arc à la chasse, et pour un usage tout aussi sanglant.
Dans sa grange, Antonin soignait ses blessures. Le prix de sa liberté était bien élevé. Par sa faute, la répression connaissait ses plus belles heures. Et le roi lui avait enlevé sa raison de vivre. Seul le souvenir du rat le sauva du désespoir. Son ami lui avait légué un précieux héritage : l’obstination.
Antonin ignorait ce que ses parents avaient pu faire pour être arrêté, mais il voulait mériter une même peine. Lui, pourtant, était bien décidé à ne pas se laisser prendre. Si ses mains étaient incapables de serrer une arme ou un instrument, en revanche son esprit fonctionnait parfaitement : il ouvrit une école de musique dans sa grange. Les villageois savaient bien qu’il était l’inventeur de la magie dont se servait le roi, il bénéficia de leur complicité pour dissimuler son activité.
Sous le voile protecteur de la nuit, loin des dangers de la ville, Antonin racontait son histoire et dévoilait l’origine du pouvoir musical du roi. A l’aide de la carcasse du rat, il enseignait ce qu’il savait, il apprenait à écouter le chant des oiseaux et des autres animaux, et les sentiments à l’intérieur de son cœur. Il expliquait comment créer des instruments, comment souffler dedans et où poser les doigts.
La musique des élèves d’Antonin avait une qualité et une profondeur dont était dépourvue celle du roi. On venait des quatre coins du royaume pour suivre son enseignement et écouter son histoire. Antonin était heureux de voir les progrès de ses élèves, leur passion et la noblesse de leurs sentiments.
Très vite, la musique devint le point de ralliement des opposants au régime. On la transmettait en contrebande dans tout le royaume, elle se jouait dans des endroits secrets, dans la forêt, les greniers et les caves. La résistance s’organisait et gagnait chaque jour de nouveaux combattants. Par souci de discrétion, les mutins fabriquèrent leurs propres instruments avec des outils des champs et des ustensiles de cuisine.
Les résistants agissaient dans l’ombre, ils imprimaient des journaux clandestins, collectaient les informations, organisaient des évasions et des vols d’armes. Pourtant il n’y eut jamais de victoire. Le roi, puis ses descendants, continuèrent à opprimer le peuple, à torturer et à emprisonner. Mais, même après sa mort, le secret d’Antonin ne cessa jamais de faire son chemin parmi les hommes libres. Par sa beauté, il leur donnait la force et le courage de poursuivre la lutte, de vivre et d’aimer.