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Postface à L’apiculture selon Samuel Beckett

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(publiée dans la version Points Seuil du livre qui sort ces jours-ci)

Les livres surgissent dans notre vie comme des accidents positifs. Les imprévus viennent de nous-mêmes. C’est la rencontre du connu et de l’inconnu, du réel et du fantasmé. Ces quatre forces se heurtent, se mélangent et produisent quelque chose de l’ordre de l’incarnation d’un fantôme. Le livre apparaît, fruit d’une magie qui embrase le monde.
Ce livre a fait irruption dans ma vie. Ce n’était pas prévu. Mais qui prévoit quoi que ce soit ? J’ai été emporté dans l’aventure et j’ai fait croire que je la menais. J’ai bien donné quelques coups de rame, j’ai agi, mais j’ai surtout organisé des forces et des esprits. Un livre me construit autant que je le construis. C’est parce que je me laisse sculpter que je suis capable de sculpter quelque chose.
Je dois commencer par dire : certains faits dans ce livre sont vrais (En attendant Godot joué en prison, le metteur en scène Suédois, l’évasion des prisonniers acteurs), un fait est quasiment vrai (la rencontre de Beckett et de Suzanne). Le reste, y compris les mots que je mets dans la bouche de Beckett, je l’ai imaginé.
Ce livre est paru en Allemagne (et en allemand), deux ans avant sa sortie française. Je l’ai écrit alors que j’étais dans une résidence d’artistes (l’Akademie Schloss Solitude), située dans les dépendances d’un château. C’est un lieu idyllique qui accueille chaque année une trentaine d’artistes du monde entier et de toutes les disciplines. On y est isolé géographiquement parlant. Les artistes et les membres de l’équipe forment une communauté cosmopolite. On a la possibilité de rester dans son appartement et de ne voir personne pendant plusieurs jours, comme on peut se mêler aux autres, dîner, projeter un film, présenter son travail.
Cette année fut une parenthèse enchantée dans ma vie. J’avais du temps et aucune obligation. Le directeur de la résidence m’avait dit que, si je souhaitais écrire un livre, il se ferait une joie de le co-publier avec une maison d’édition spécialisée dans l’art contemporain. J’étais libre du sujet, de la forme.
J’ai l’habitude d’être libre. Je n’ai jamais écrit que les livres que je désirais écrire. Là pourtant c’était différent : une petite maison d’édition allemande allait accueillir ce texte. Mon livre resterait invisible dans ma bibliographie. Comme si je le faisais en cachette. Il ne serait pas lu par le public français.
Cette occasion d’écrire un roman secret m’a donné le désir de mettre en scène un écrivain pour réfléchir à ma propre condition. Je connaissais l’histoire de ce metteur en scène Suédois qui avait fait jouer En attendant Godot à des prisonniers. C’était l’occasion d’en faire quelque chose.
J’ai mis du temps à aller vers Beckett. Pour tout dire, j’ai mis du temps à aller vers pas mal de livres. La France prend la littérature au sérieux, c’est rare et c’est bien, mais elle la prend trop au sérieux, à tel point que les livres deviennent un instrument de pouvoir. Ils sont récupérés pour servir cette religiosité violente que les athées ont reportée dans l’art. Un peu comme si on mettait un panneau « défense d’entrer ». On oppose la littérature à la littérature populaire. Cette polarisation et ce mépris sont une catastrophe.
Je ne viens pas d’une famille sans lien avec la culture. Ma mère a été actrice et institutrice, mon père était peintre. Il y avait des livres chez chacun d’eux. Mais ça n’avait rien d’impressionnant ni de respectable. C’étaient des amis. Ma famille excentrique n’était pas dans la fascination : elle essayait de survivre.
On découvre la littérature dans la joie, la joie nécessaire à ceux qui sont mal partis dans la vie. C’est un lieu pour reprendre des forces, on y trouve des armes pour se battre. Pas pour des conquêtes, mais pour des victoires simples et quotidiennes : respirer, vivre, désirer.
Beckett est une des grandes figures de la littérature. Certains le transforment en saint ou en statue, ce qu’il n’était pas. Il faut lire les biographies des artistes pour les retrouver, les nettoyer des couches de sédiments d’admiration et de commentaires.
J’ai kidnappé Samuel Beckett pour me l’approprier, en faire un être familier à mes yeux. La piraterie est un acte de liberté et d’amour. Les morts, on les sort de terre, on entre en conversation avec eux.
J’ai écrit ce livre pour dire que la littérature et les grands écrivains sont pour tout le monde. Le génie ne doit pas impressionner, il doit ouvrir l’appétit. On doit se réapproprier les chefs-d’œuvre et les artistes. Ils sont propriété commune. Chaque fois que je croise un adolescent ou un adulte qui pense que les livres ne sont pas pour lui, ça me fait mal au cœur. Les grands artistes doivent devenir des compagnons quotidiens et chaleureux. Les statues, ça se détruit.
Vous avez L’Apiculture selon Samuel Beckett entre les mains, son destin caché ne s’est donc pas réalisé. Quand j’en ai parlé à mon éditrice, je pensais que ce texte court et fou ne pourrait pas intéresser, je pensais qu’un tel roman serait détesté. Je ne me faisais pas d’illusion sur le milieu littéraire. J’avais tort.
Les réactions ont été très positives. Quelques personnes ont bien sûr hurlé au sacrilège. Je m’y attendais. Chose rassurante, des amis de Beckett et des gens qui l’ont connu ont aimé le livre : Erika Thopoven, Dominique Dupuy, Bogdan Manojlovic. Ils ont eu une générosité et une gourmandise à l’égard de mon livre qui m’a rassuré. Cela me confortait dans mon amour pour Beckett et pour ses livres. Pour les livres. Ils sont là, disponibles, désirables et pleins de ressources pour résister à la réalité. Et parfois, répliquer.

Martin Page, 3 septembre 2013, Ouessant

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