Un texte sur Chesterton, ici. Simon Leys a écrit de très belles choses sur lui dans son dernier livre, Le Studio de l’inutilité. A lire absolument.
Les écrivains sont faits pour être des fantômes. Beaucoup d’ailleurs n’attendent pas la mort et le sont déjà de leur vivant. Depuis quelques temps nous assistons à une réapparition : Chesterton est en train de nous revenir. On le réédite, on le traduit, on prend conscience de son génie.
Avec sa cape et sa canne-épée, Chesterton pourrait être l’ancêtre des super héros. Il fumait le cigare et parfois portait un revolver en poche. C’était un personnage qui avait un pied dans la fiction. Trop occupé à conduire des expéditions dans ses pensées, il se perdait dans le monde physique. Sa boussole était dédiée à sa vie intellectuelle, elle n’indiquait pas le nord mais le champ magnétique de l’éthique.
Artiste, théologien, humoriste, il a écrit des articles, des nouvelles et des poèmes par centaines, des livres d’histoire, des romans, des livres inclassables (Le Club des Métiers Bizarres), des pièces de théâtre, des chroniques, des énigmes policières (avec son prêtre détective Father Brown). De nos jours, il faudrait dix hommes pour construire un Chesterton. Tout ce que l’écriture pouvait permettre il se l’accorda. Son esprit ne connaissait pas de frontière. Chesterton n’était pas touche-à-tout, mais bien plutôt polyphonique.
Derrière l’érudit, l’artiste, l’homme d’humour et le prince du paradoxe, il y a un mélancolique, auteur de The ballade of suicide qui écrivait “The gallows in my garden, people say,
Is new and neat and adequately tall” (La potence dans mon jardin, dit-on, est neuve et bien taillée). Il sait s’amuser aussi. Ainsi il joua dans un film de cow boy aux côtés de G. B. Shaw (mit en scène par James Barrie).
Sa plume était son guide et son droit. Comme tout homme subtile, il est l’adversaire de tout le monde : “Le monde s’est divisé entre Conservateurs et Progressistes. Les Progressistes désirent continuer à faire des erreurs. Les Conservateurs veulent éviter qu’elles ne soient corrigées”. Il n’aimait ni le capitalisme tel qu’il prospérait, ni le socialisme. Il leur a opposé une autre voie qu’il a appelé le distributisme, une réforme profonde du capitalisme pour le mettre au service de la justice sociale catholique.
C’est un homme du passé attaché aux petites gens et à la campagne ; mais du passé il tire quelque chose de frais, de vivant, de plus chaleureux que la religion de la technique. Le culte du progrès nous a fait oublier le merveilleux, dit-il : “L’arbre donne des fruits, car c’est un arbre MAGIQUE, l’eau coule de la montagne, car elle est MAGIQUE”. Ce n’est pas un point de vue mystique, non : “le langage des contes de fées est simplement rationnel et agnostique”. Il écrit encore : « Ma première et dernière philosophie je l’ai appris dans mon enfance. Les choses auxquelles je crois sont ce que l’on appelle des contes de fées ». Il pense que les sorts et les enchantements sont mieux à même de décrire la réalité du monde que la science et les faits.
Sans doute pour prendre complètement en charge l’héritage catholique, Chesterton tient des propos antisémites. Mais dès 1934 il s’est élevé contre Hitler et il a dit son horreur des lois raciales de Nuremberg. C’est un être complexe. Le dire catholique et réactionnaire, c’est mal le comprendre et cela le réserve à des clans. Ami de G. B. Shaw, familier de H. G. Wells et de Bertrand Russell, il est aussi leur adversaire. C’est cela aussi qu’il faut retenir de Chesterton : il était ami avec des gens dont il combattait les idées. Il n’hésitait pas à s’engager. Parfois il se trompait. Mais parfois non : il s’est battu contre l’eugénisme défendu par Churchill, Shaw et H. G. Wells.
Dans son poème, The Silent People il écrit :
“God’s scorn for all men governing. We are the people of England; and we have not spoken yet”(Le mépris de Dieu pour tous les hommes qui gouvernent. Nous sommes le peuple d’Angleterre ; et nous n’avons pas encore parlé).
Chesterton est un grand écrivain et un homme pour qui l’éthique n’était pas un vain mot. Pour ces raisons, il appartient à tout le monde.
(texte écrit pour le livre le Rire de résistance 2, du théâtre du Rond-Point, co-édition Beaux-Arts Magazine)