Si l’on s’en sert bien, l’hypocondrie nous offre le précieux privilège de vivre pleinement chaque instant. Elle ne signifie pas tant une peur de la mort qu’une conscience de la fragilité de la vie. Nous ne sommes pas passifs face à elle : il est possible de se l’approprier ; on n’en guérit pas mais on arrive alors à un mélange paradoxal d’angoisse et de sagesse. Les gens qui manquent suffisament d’imagination pour se croire (à raison) en bonne santé ne connaissent pas l’urgence à faire des choses, la nécessité de créer, d’opposer quelque chose au néant compagnon quotidien. Cet état était partagé il y a encore peu par toute la communauté quand la tuberculose était une maladie courante. Depuis les progrès de l’hygiène et de la médecine, depuis les vaccins et la pénycyline, ce n’est plus le cas. La majeure partie des gens que je connais ne va pas mourir subitement d’une coupure au doigt ou d’une crise d’appendicite. La maladie a été repoussé aux âges avancés et j’imagine que cela a changé bien des choses. Pour tous et en particulier pour les artistes la maladie était un tragique lien avec le monde et avec les autres. Je ne pense pas que nous ayons réussi à lui trouver un substitut (l’alcool et les stupéfiants ont été une ruse pour compenser l’anomie nouvelle causée par la moindre léthalité des maladies : les artistes se sont mis à créer eux-mêmes leurs maladies). Aujourd’hui seuls les artistes hypocondriaques conservent cette proximité avec la mort (tout ce qui se passe en soi est réel), et donc une extrême sensibilité au monde. L’absence de/du corps dans certains romans contemporains est un symptôme de la bonne santé problématique de leurs auteurs (le texte lui-même est dépouillé, décharné, l’humour en est absent, les parfums et la nourriture également) (c’est frappant en ce qui concerne la triste architecture moderne sans ornements : les artistes contemporains ne sont pas malades en conséquence ils passent leur temps à construire des tombeaux). C’est un art de gens soignés et sérieux (je pense aussi à la haine de la peinture dans l’art contemporain, surtout si elle est figurative – ce que me dit Marc M.). Il y a un problème de vocabulaire ici. Ce que l’on appelle hypocondrie est, chez les artistes, de l’hyperesthésie. On écrit avec son corps ; notre corps est comme la peinture vivante où se dessine la complexité de notre rapport au monde. Alors bien sûr j’aime les artistes qui parlent de la maladie et du corps, Nietzsche, Montaigne, Gary, Artaud, Woody Allen, Cronenberg, la liste est longue.