Nous sommes à la fin du mois de septembre. Je me trouve dans une résidence d’artistes, en Allemagne, et c’est alors que je m’apprête à faire mes bagages pour rentrer à Paris que j’écris ces lignes.
Durant ma jeunesse en banlieue, Paris était la ville que je désirais. Je n’en doutais pas : c’était là que les choses se passaient, où les gens vivaient dans une joyeuse effervescence intellectuelle, les lumières ne s’éteignaient pas, le silence jamais n’y imposait sa loi et tout y était beau. C’est une vision idyllique, romantique, bien sûr. J’y vis depuis dix ans maintenant, et si l’idéalisation n’est plus de mise, pourtant je reste fidèle à cette ville, car c’est une manière d’être fidèle à moi-même, et aux rêves que j’avais. J’ai d’abord habité Belleville (rue Jouye-Rouve en face du Baratin, un trésor de petit restaurant), ensuite j’ai passé du temps, successivement, à Château Rouge (entre un lavomatic et une épicerie africaine), dans le 10° (un petit studio au dernier étage d’un immeuble labyrinthique dans une rue d’agences d’interim), à la Butte aux Cailles (au dessus d’un café), pour enfin m’établir à nouveau à Château Rouge.
Pour moi, Paris est un antidote, une sorte de pharmacopée (non dénuée d’effets secondaires : le stress, le prix de l’immobilier). C’est le rendez-vous de ceux qui luttent contre l’ennui, la solitude, l’angoisse, une sorte d’île où échouer quand on n’est pas bien là où l’on est, l’opportunité de recommencer quelque chose, une vie qui était mal partie. Mais c’est un médicament de moins en moins accessible : il sera bientôt réservé à une bourgeoisie pour laquelle Paris n’est pas un remède mais un décor. La gentrification est une destruction de ce qui fait d’une ville une ville, ses mélanges de population, ses échanges. On remplace les pauvres par de nouveaux habitants, plus riches, plus conventionnels. Cette destruction qui ne dit pas son nom a des airs de préludes à des temps plus graves.
Je me revois, lors d’une soirée avec mes amis, les inadaptés magnifiques, rue du Faubourg Saint Martin (en face de la mairie du 10° arrondissement), affirmer que quand on n’aura plus les moyens d’y vivre alors on reconstruira Paris ailleurs. Manière de dire : sans nous, cette ville n’a plus de sens. Le roman est venu de là, de cette tristesse, de cette colère et de la volonté de réagir. Ne jamais laisser la tristesse gagner. On ne va pas lui faire ce plaisir. Ainsi donc, dès le début, je savais qu’il faudrait trouver un moyen de reconstruire Paris. L’Afrique m’a semblé le lieu idéal. C’est d’abord une question de sonorité, je trouvais que l’association de disparition, de Paris et d’Afrique sonnait bien. Cela tient aussi aux liens qui lient la France et l’Afrique à cause de la colonisation. Il me paraissait juste de donner Paris aux peuples que nos ancêtres ont massacré et asservis. Comme une réparation.
C’est un livre politique, mais il ne s’agissait pas de tracer à gros traits des Français coupables et des Africains victimes. Alors Fata Okumi est apparue. Personnage paradoxal, magnat amoral, dont l’histoire personnelle contient mêlée les tragédies des combats politiques et du capitalisme. On apprend qu’elle a lutté pour l’indépendance de son pays, mais parce qu’il n’y avait pas de place pour les femmes parmi les combattants arrivés au pouvoir, elle s’est tournée vers le monde des affaires. Il y a quelque chose de désespérant dans la constatation que les opprimés oppriment eux-mêmes et que les femmes, systématiquement, ont été les oubliées de tous les combats révolutionnaires et indépendantistes (Simone de Beauvoir écrit dans Tout compte fait : “Fanon s’est bien trompé quand il prédisait que grâce au rôle qu’elles ont joué pendant la guerre les femmes algériennes échapperaient à l’oppression masculine.”). Fata Okoumi avait des raisons à sa transformation en déesse du capitalisme. De femme d’affaires atypique, elle devient une victime “peu pratique”. C’était une manière de continuer à chambouler les repères. Il n’y a pas de gentils, pas de méchants ici, seulement des êtres qui tentent de se débrouiller avec les effets de la collision de leur histoire et de l’histoire du monde.
Mon père est mort alors que j’écrivais ce livre. Une mort terrible dans un petit hôpital de la lointaine banlieue. Cela a marqué ce texte. Mon père c’était un peu l’anti Fata Okumi : un idéaliste qui est devenue une victime. J’ai permis à Fata Okumi de ne pas être une opprimée parce que j’en avais assez du malheur et je concevais très bien un personnage qui trahissait ses idéaux de jeunesse si c’était pour survivre. J’y voyais une noblesse. J’aurais voulu que mon père soit rusé, lui aussi, et qu’il s’en sorte. Parfois on ne peut compter sur personne, le monde ne laisse pas le choix. Comme Fata Okoumi est liée à mon père, je ne pouvais pas non plus écarter la tragédie. Ainsi c’est le retour vers son passé (le quartier de Barbès où elle a habité quand elle était étudiante) qui fera d’elle une victime. Comme si renouer avec le passé c’était se mettre en danger, quelque chose que la société ne pardonne pas. Le policier qui la frappe est le même que celui de sa jeunesse politique, c’est son fantôme (comme le dit une de mes amies : le passé est une ancienne addiction, on ne s’en débarrasse pas, il faut vivre avec, sans le renier, au contraire en y étant fidèle, mais en se méfiant de son attraction). Néanmoins, les enfants de Fata Okoumi, eux, seront sauvés. C’est déjà ça.
Je me pose la question de l’évitement de la politique dans le roman aujourd’hui. Depuis les années 80, il y aurait tant de choses à dire : sur le renoncement des socialistes à une politique de gauche, sur la dictature des marchés, sur la corruption. Je ne parle pas de composer des livres de pure propagande (mais tout art est propagande, dit Orwell, il n’y a pas d’art qui ne soit politique et l’évitement de la politique c’est de la politique). La politique, comme l’amour, il ne s’agit pas d’être pour ou contre, mais de traiter ça avec nos armes de romanciers, avec l’agressivité de notre autonomie partielle.
La plupart de mes livres ont Paris pour cadre. Ce n’est pas le Paris du tourisme ou du cinéma. C’est la ville où je vis, avec mes amis. Une ville de discussions et de débrouille, de petits apparts et d’amitié, de romantisme et de confrontation à la dureté du quotidien. A vrai dire Paris je n’en ai rien à faire. L’action aurait pu se passer à Berlin, Lisbonne, Séoul, Montreal, Rio de Janeiro, Manhattan. D’ailleurs c’est, d’une certaine façon, le cas : j’enrichis Paris des villes que je découvre, et de leurs habitants. C’est un nid que je construis et nourris sans cesse. J’y ai mis la Bretagne familiale aussi et des morceaux de campagne, tel village du Gers, tel manoir du Morvan. Paris est mon terrain de jeu, la carte où mes personnages vivent leurs aventures. Non seulement le lieu de la fiction, mais surtout un lieu de fiction.
Certains lecteurs et critiques ont rapproché le maire de mon roman de l’actuel maire de Paris. Cela me laisse songeur. Il a peut-être des traits de Delanoë, mais cela veut juste dire que Delanoë a des traits d’un maire archétypal. Si la fiction ressemble à la réalité c’est que la réalité est pleine de fictions. Evidemment j’ai eu droit aux remarques opposées : ce portrait de maire était trop angélique ou trop critique.
Ce livre raconte la renaissance possible de Paris, ainsi que celle d’un homme qui avait cessé de vivre, et qui, à 40 ans, se décide enfin à aimer, à changer. Mathias découvre qu’il doit cesser d’être amoureux de Paris (et s’en débarrasser) s’il veut aimer une femme. C’est parce qu’il change le monde qu’il va se changer lui-même. M’intéressait aussi cette amitié imprévue entre Mathias et Fata Okoumi, puis ses enfants. Une amitié avec quelqu’un qu’on n’est pas censé aimer, un ennemi politique (quand on se sent si loin de ceux dont on est censé partager les idées, et dont l’hypocrisie nous insuporte). Surtout je voulais raconter l’histoire d’un homme qui ferait quelque chose d’extraordinaire pour rendre hommage à quelqu’un qui vient de mourir, quelque chose de presque aussi extraordinaire que la mort elle-même. Quiconque a connu la mort d’un proche connait cette atrocité : le monde continue, comme si de rien n’était. Je voulais marquer le réel et faire en sorte que, pour une fois, la mort laisse une trace visible par tous. Détruire un immeuble me paraissait un bon moyen. Mais ça ne suffisait pas. Je ne pouvais m’arrêter à une destruction. Il fallait une création. Pour reprendre le sous-titre d’un livre de biologie (La sculpture du vivant, de Jean-Claude Ameisen), je fais le pari de la mort créatrice. C’est une position éthique (et esthétique) qui serait : on n’a pas le droit de laisser la mort (ou le malheur) avoir le dernier mot. Je ne partage pas le point de vue d’Umberto Eco pour qui “la culture populaire console tandis que la haute culture nous trouble”. L’art a la capacité de troubler et de consoler à la fois. Les opposer est un non-sens et une amputation. Les œuvres que j’aime sont celles qui réussissent à conjuguer les contraires. Tous les moyens sont bons pour conduire ces attacks on reality dont parle Norman Mailer (“La réalité semble avoir le subtil désir de se protéger. Si nous l’attaquons toujours du même côté, la réalité devient capable de nous manipuler ou de nous échapper à la manière dont les bactéries deviennent résistantes aux antibiotiques.”) Mes livres reposent sur ce principe : une tragédie qui ne se laisse pas faire par la tragédie. Dans ce combat, l’imagination est une arme. C’est une manière d’appréhender le monde, d’avoir prise sur lui, de le travailler. C’est aussi une morale : à la fois résistance et riposte, une manière de se sauver et de vivre. L’imagination ressemble à la maladie. Elle se développe dès que la première graine du roman est plantée. L’écriture emprunte les chemins d’une propagation épidémique positive. Plus que tout autre de mes livres, celui-ci est une défense de l’imagination comme éthique. C’est l’imagination qui permet de voir le réel ; alors que le réalisme est une myopie. Je partage ce que disait Karl Kraus : l’imagination est le moyen de résister à la bêtise et à la cécité organisée -les pires horreurs on les imagine avant qu’elles n’arrivent.
Mathias n’est pas un « écrivain » par hasard. J’étais, en tant que romancier, confronté à la même gageure que lui : trouver un moyen de faire disparaître Paris et inventer une renaissance (ou plutôt deux : celle d’une ville et celle d’un homme). C’est pour moi l’occasion de m’interroger : comment fait on pour créer, et pourquoi le fait-on, d’où vient ce désir ? Ce roman est un livre sur l’écriture, sur les ruses et la passion que l’on doit mettre en œuvre pour rendre vivante une idée dramatique. Et sur les choses que cela change en soi. La création a pour conséquence un changement intérieur. Chacun de mes livres marque une étape dans ma vie, c’est la résolution d’un problème. Mes personnages m’enseignent. Je suis leur élève. La création est d’abord une création réciproque : ce que je créé me créé. Ainsi après avoir écrit ce roman, j’ai imité Mathias et j’ai commencé à apprendre à jouer de la trompette, j’ai pris de la distance vis-à-vis de Paris et j’imagine vivre ailleurs, je me suis mieux traité aussi. Toute écriture est écriture de soi.
Cela fait maintenant dix ans que mon premier roman a été publié, et plus j’avance, et plus je constate que création et maladie sont liées. Si souvent un artiste est malade ou hypocondiaque, c’est qu’il a un corps hyperesthésique (exagération pathologique de l’acuité visuelle et de la sensibilité des différents sens -je reprends la définition Wikipedia) : il devine la maladie qui se cache, il sait les troubles qui n’inquiètent personne. Nietzsche parlait du corps comme d’un medium des forces supérieures, et c’est ainsi que l’artiste ressent le monde : la mort rôde, les violences sociales sont constantes, et si les maladies ne sont pas pour lui, elles sont pour d’autres. Le corps est notre boule de cristal. Ce n’est pas pour rien si les changements de Mathias sont aussi physiques, et concernent son souffle, son corps, ses vêtements.
Un de mes modèles est le film de Werner Herzog, Fitzcarraldo : l’histoire d’un homme qui veut faire passer un bateau sur une montagne. J’aime rendre réaliste une idée folle et en tirer du sens. On écrit pour se surprendre soi-même. Je tombe amoureux d’une idée (d’une situation, d’un personnage), et je sais que je veux passer des mois avec elle, pour la développer, la connaître, lui donner la place qu’elle mérite. Comme dans tous mes romans, je parle de fantômes et de la magie, la mère de tous les arts. Dans l’écriture je recherche toujours cette émotion de magicien : faire apparaître quelque chose qui n’existait pas. Et comme Houdini : me délivrer de mes chaînes.
Ce roman a eu un prix. C’est mon premier. Quand il est donné par un jury non-professionnel (de lycéens ici), un prix est affaire d’un bienveillant hasard et de la volonté de quelques jurés convaincants. Il y a eu la cérémonie et différentes mondanités, séances de photo et débats. Le soir, j’ai proposé aux jurés de nous retrouver dans un café de Saint-Malo. Ce fut une belle soirée, à l’abri, à parler et à boire, comme si nous nous étions échappés.
Je ne sais pas encore combien de temps il va être possible de vivre à Paris pour les plus modestes d’entre nous. Si ce n’est plus possible, alors nous irons ailleurs, et, je vous préviens : nous emporterons Paris avec nous.
Je suis d’accord avec Michael Chabon quand, dans Maps and legends, il écrit : ”Empire are built, however, by laying the groundwork for their own destruction”. Mais je partage aussi ce que disait Buenaventura Durrutti peu avant de mourir :“Nous n’avons pas peur des ruines. Nous sommes capable de bâtir aussi.”