(préface au gigantesque livre du photographe Horst Hamann, éditions teNeueus)
Il y a très longtemps qu’on ne voit plus Paris. Effacé par les cartes postales, Paris a disparu sous les ruines de la renommée. On y aime, on y boit, on y mange. Ce n’est qu’un parfum, l’aspirine de l’amour, le cocktail pétillant de la passion.
Il arrive un moment où une ville arrive à maturité, elle est remplie et ne peut plus grandir. La ville est faite. Alors il ne reste plus qu’une chose à construire : l’architecture de ce que nous voyons. Rues, palais, églises et parcs attendent que le doux marteau de nos yeux les façonne. Pour rendre Paris visible, il faut se débarrasser de l’habitude de nos yeux, casser nos orbites, trop ovales, trop horizontales, briser notre pauvre point de vue.
Je n’ai jamais vu la Tour Eiffel, je ne crois pas aux Champs-élysées, et surtout je n’ai jamais pensé, pas un seul instant, que Paris se trouvait en France. Non, Paris est une réalité off-shore.
A un ami qui me demandait pourquoi j’avais choisi cette ville, je répondis que j’habitais Paris pour vivre à l’étranger. Tous les pays sont là, à disposition. Dans ses cinémas, ses librairies et ses restaurants, on trouve la planète entière. Les étrangers en sont les seuls habitants indispensables car ils insufflent une dose salvatrice d’incommunicabilité. Quand on commence à comprendre quelqu’un, on est inévitablement déçu. Le malentendu est le mur porteur des relations sociales. Le malentendu a fait de Paris une grande ville de rencontres et de discussions, la capitale de l’amour.
Les touristes sont la matière première de Paris. Ils vivent dans des autocars ou sous des casquettes et des lunettes de soleil. Paris produit des touristes par millions et les exporte dans tous les pays du monde où ils deviennent des Hollandais, des Coréens, des Russes et des Américains. Les touristes sont parmi les monuments parisiens les plus intéressants à visiter. C’est incroyable ce que l’on y trouve ; fabriqués avec des dizaines de pays, de religions et de langues, leur richesse semble inépuisable.
Paris, à l’origine, est une île, une île sur un fleuve. Aujourd’hui, elle est une île perdue au milieu d’un océan de terre. De prestigieux voyageurs se réfugièrent sur ses bords. Il ne faut pas venir à Paris, mais y échouer, à la limite y accoster. Mais, attention, il y a beaucoup de pièges à éviter. Par exemple, il serait regrettable de trouver la ville immédiatement belle. Cette beauté aveuglante dilate les pupilles et élimine les paysages minuscules.
Après tout, Paris n’est pas si aimable. Il y a trop de voitures, trop de pigeons et l’amabilité n’est pas la plus grande vertu des Parisiens. Selon moi, c’est un système de défense. Paris a appris à se faire détester et à s’enlaidir. Et cela est heureux, car, à une époque, notre capitale devenait trop désirée. Trop d’amants voulaient l’étreindre, elle risquait de succomber sous les baisers. Paris pourrait être une ville très agréable, mais elle ne se laisse pas saisir si facilement, il faut du courage et de l’imagination pour l’aimer.
L’aurore est le moment idéal pour découvrir Paris. Laissez tomber les excursions culturelles et les jardins, si vous voulez comprendre Paris, alors, dès le premier rayon du soleil, sortez dans la rue ou installez une chaise sur votre balcon. La ville est déserte et calme. Il y a alors quelque chose de la Vallée des Rois. On comprend que cette ville est une ville de Pharaons. Cela ne dure pas : dès les Parisiens se réveillent, Paris disparaît.
Les cimetières de Paris sont ses plus beaux musées. Auparavant les gens mouraient uniquement pour que l’on sculpte de belles tombes et qu’on les plante au Père Lachaise. Mais on ne meurt plus à Paris. On n’a pas le temps. Il y a toujours autre chose à faire, une expo à voir, un film, une promenade, un repas à préparer pour des amis, une conversation à continuer. Pour mourir, on prend le train, l’avion ou la voiture et on va à la campagne ou à l’étranger, enfin dans tous ces endroits de vacances. On quitte Paris pour mourir, pour laisser à son coeur le loisir d’arrêter de battre.
Je ne sais pas s‘il fait bon vivre à Paris. Sans doute pas. Mais je crois qu’il n’y a pas de meilleur endroit sur Terre où ne pas bien vivre.
Paris est un guet-apens et un mensonge dont les racines nourrissent les histoires. Ce n’est pas la plus belle ville du monde, ni la plus romantique, ni la plus intelligente. Mais elle possède le charme qui nous permet de la voir ainsi. Paris est un rêve que l’on veut faire. Nous voulons y croire, et cette croyance que nous déposons au bord de la Seine comme une offrande donne son pouvoir à la ville et la nourrit. Voilà pourquoi les livres et les rêves que les artistes ont fait de cette ville sont les plus grandes réalisations de son architecture.