(préface à l’essai d’Oscar Wilde ; cette édition et nouvelle traduction -par Diane Meur- vaut aussi pour un court -et génial- texte inédit en français d’Hugo von Hofmannsthal sur Wilde intitulé Sebastian Melmoth)
C’est ainsi que les livres naissent
Le meilleur moyen de parler de soi consiste à parler des autres. Cela sera toujours plus profond et plus juste ; et puis, c’est une question d’élégance et d’humilité. Après la lecture de ce court essai consacré à Thomas Griffiths Wainewright, peintre, écrivain et empoisonneur du début du XIX° siècle, on pense beaucoup à Oscar Wilde lui-même.
Dans la lignée du De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts de Thomas de Quincey (contemporain de Wainewright ; Wilde assure qu’ils se sont croisés) et de l’ironique Modeste Proposition de Swift (suggérant aux Irlandais de résoudre leurs problèmes de pauvreté en mangeant leurs nourrissons), Wilde nous offre un essai iconoclaste.
Les choses commencent mal pour Wainewright. Jeune et passionné, il se met en tête d’embrasser la carrière militaire ; mais le manque de raffinement de ses compagnons le pousse vite à abandonner. Il se voit artiste.
Il écrit, il peint ; il collectionne les gravures, les camées, les livres. Son admiration va à Shelley, Keats, Ronsard, Pétrarque pour les poètes ; à Turner, Constable, Füssli, Watteau, Rubens, Michel-Ange, Rembrandt pour les peintres. Il a bon goût : il a les goûts de Wilde… Les oeuvres d’art aiguisent ses sens.
Apprécié pour sa personnalité et sa conversation, il a quantité d’amis. Charles Lamb aime sa prose, William Blake un de ses tableaux. Dans les journaux, il défend les artistes, il parle de ce qu’il mange, de ce qu’il boit et de sa garde-robe (on pense à un autre essai de Wilde Le Critique comme Artiste). Il est à la fois futile et profond. Son personnage fascine dans les dîners.
Quand il en vient à manquer d’argent pour acheter des oeuvres, il n’hésite pas à se faire assassin. Très consciencieux, il tient le journal de ses crimes et décrit sa méthode. Il manie aussi bien le poison que le pinceau et le crayon ; mieux encore : il semble, note Wilde, que sa peinture, sa poésie et ses meurtres s’influencent.
Finalement, après bien des aventures et des poursuites, il est arrêté. Mais la prison ne le change pas : il continue à peindre et à écrire ; sa cellule devient un salon artistique, des écrivains viennent le voir (les ouvrages de Wilde contiennent un élément prédictif par rapport à sa propre vie : lui-même sera emprisonné -mais sa geöle ne sera jamais un salon littéraire).
Voici donc le portrait d’un jeune homme doué, aimé, aimable, cultivé et artiste, qui est, en même temps, « le plus grand et le plus subtil des empoisonneurs de l’histoire ». Wilde a lu Horace : Ut pictura poesis (« il en est de la poèsie comme de la peinture »). Seule importe la manière (l’inspiration et le talent) et la raison pour laquelle on les fait (le goût pour les belles choses). Comme Lucien de Samosate voyait en Homère le meilleur des peintres, Wilde reconnait la passion de l’artiste dans les crimes de Wainewright.
L’intérêt qu’il porte à ce cas tient à une raison intime : pour la loi anglaise, Oscar Wilde est lui aussi classé dans la catégorie des criminels. On lui a donné les voleurs et les meurtriers comme compagnons, il est bien obligé de les aimer et de les comprendre. Dans un pays qui considère que l’amour d’un homme pour un autre homme est un crime, Wilde a pu être tenté, afin de dénoncer le scandale, de renverser les choses lui aussi et de faire du crime un art.
Comme tout texte écrit par un esprit libre et frondeur (socialiste en l’occurence) en un pays et un temps de censure et de répression, une dimension politique s’ajoute en contrebande. Ainsi, au détour d’une phrase, Wilde distille son poison contre la cruauté et l’hypocrisie : ceux que Wainewright côtoit en prison sont des affamés, plutôt que des pêcheurs. Il nous rappelle qu’un Etat qui criminalise la pauvreté est lui-même criminel. Dans l’Angleterre de ce début de XIX° siècle, on pend par milliers, hommes, femmes et enfants, les braconniers, les simples voleurs (les pickpockets ne seront plus exécutés à partir de 1808 , et le Black Act, qui dresse la liste de cinquante crimes et délits passibles de la peine capitale, ne sera abrogé qu’en 1827). La Justice (de classe), la guerre et la maladie tuent par milliers. Alors s’approprier le crime, le voler à l’Etat, aux institutions, à la nature (comme Prométhée a volé le feu aux Dieux), c’est faire oeuvre humaniste. L’Etat tue les pickpockets et les enfants voleurs de pain ; Wainewright assassine pour acquérir des oeuvres d’art, défendre les poètes et continuer à créer en toute liberté.
Il ne faut pas voir dans cette oeuvre la seule volonté de provoquer ou de choquer. Wilde pose ici les bases d’une théorie esthétique. Si le crime dans l’oeuvre de Wilde est un art, la réciproque est vraie : l’art est un crime contre la réalité. Par ses incessantes transformations, il remet en cause l’intégrité du monde et de la société, comme le meurtre remet en cause l’intégrité du corps d’une personne. Une oeuvre d’art coupe le souffle, accélère notre coeur, nous transforme, change notre rapport aux formes, aux couleurs et aux sons. Nous ne sommes pas changés au point d’en mourir ; mais la réalité jusque-là connue meurt pour être remplacée par une autre, plus complexe, plus étrange.
On le voit, les raisons sont nombreuses pour Wilde de lier l’art et le crime. Cette fraternité est un thème majeur de son oeuvre.
Plume, pinceau, poison est un de ses essais les plus personnels. Le portrait de Wainewright ressemble beaucoup au sien. On le reconnait à chaque page dans ce journaliste-écrivain-dandy. Quand il dit de lui qu’il « cherchait à être quelqu’un plutôt qu’à faire quelque chose », cela sonne comme un aveu mélancolique de Wilde lui-même. Lorsqu’il dit que Wainewright manquait de personnalité, on pense à De Profundis, écrit huit ans plus tard, et à ses regrets d’avoir mené une vie si creuse et si destructrice. En 1889, Wilde ose l’auto-critique en faisant croire qu’il parle d’un autre
Mais la ressemblance s’arrête là. Si Oscar Wilde est devenu un personnage mondain, ce fut avant tout pour tenter de se sauver. Son enfance ne le prédisposait pas à la quiétude : il a été élevé par une mère (Sperenza était son pseudonyme) poétesse révolutionnaire, égérie de la cause irlandaise, avocate du droit des femmes ; sa petite soeur meurt encore enfant ; son père est un médecin renommé, infidèle, accusé de viols. Sa famille sera ruinée à la mort de celui-ci. Sans argent, Irlandais, issu d’une famille sulfureuse, homosexuel, génial, Wilde était un étranger complet dans le Londres victorien. Il a joué au mondain -jusqu’à oublier que ce n’était qu’un rôle- pour une seule raison : survivre. Il redoutait d’être démasqué (l’auteur de La Vérité des Masques restera masqué toute sa vie : sa mère l’habillait en fille quand il était enfant – comme il était courant dans ce milieu à cette époque- (comme il était –, puis il porta ses élégants costumes et, enfin, sa tenue de bagnard). Ironiquement, tristement, sa chute viendra quand il portera plainte contre le père de son amant, Lord Alfred Douglas, qui l’accusait d’être un homosexuel, c’est-à-dire quand il voudra obtenir de la Justice la confirmation du personnage factice qu’il s’est crée.
Wilde a élevé l’insaisissabilité au rang d’art. Il cesse de se camouffler dès lors qu’il sent sa fin arriver. Le nom qu’il a choisi et qu’il note sur le registre de l’hôtel dans lequel il mourra, est révélateur : Sebastian Melmoth. Melmoth, l’homme errant, celui qui a vendu son âme au diable et cherche désespérement à être sauvé. C’est ainsi que se considère Wilde, alors que, malade, il a quitté l’Angleterre pour la France, pays aimé et ami. Ce nom, que Hofmannsthal voit comme une référence à Balzac, est, aussi, avant tout, une référence à l’oncle de sa mère, Charles Maturin, auteur du Melmoth original. Ainsi Wilde s’inscrit dans l’histoire familiale. En choisissant le nom d’un personnage de légende, il se débarrasse de cet Oscar Wilde qu’il a été jadis et qu’il n’aime pas. Sebastian Melmoth est plus proche de sa nature blessée et tourmentée. Autre indice d’une volonté d’affirmer un regard plus juste sur lui-même : il n’a pas conservé le vrai prénom de Melmoth -John-, et lui a substitué celui de Sebastian, référence à Saint-Sébastien -dont le nom a de multiples échos : martyr, protecteur, figure de l’ambiguieté sexuelle dans La Nuit des Rois de Shakespeare… En changeant de nom, il a cherché à se délivrer de tous les scandales et de la vie frivole associée à son ancienne identité. C’est Sebastian Melmoth qui a écrit l’oeuvre d’Oscar Wilde. En titrant ainsi son hommage, Hofmannsthal ne s’y trompe pas.
Pourtant, ce changement d’identité n’a rien changé. On considère toujours Wilde pour un joyeux écrivain, expert en paradoxes, fabriquant d’aphorismes. C’est vrai qu’il fut convainquant. Sous des masques, des costumes, des éclats de rire, il a passé sa vie à organiser ses propres funérailles : Wilde s’est déshumanisé pour se transformer en statue archétypale offerte à la contemplation. Animé d’une grande curiosité et d’autant de rigueur, il nous faut le délivrer de ce marbre. Connaître un auteur, le connaître vraiment demande une passion d’archéologue, il faut enlever la poussière au pinceau et briser la roche au marteau et au burin. Il y a une grande obéissance de la part du public à l’égard de l’image que Wilde a donné de lui-même. Il est temps d’arrêter de la prendre au premier degré. On sait qu’il a dit avoir mis son talent dans son oeuvre et son génie dans sa vie. Rien n’est plus faux. Une bonne fois pour toutes, il faut arrêter de croire ce que disent les artistes sur eux-mêmes. Cette phrase est une création, une statuette de jade, pas une information.
Un jour, on mettra en scène les pièces d’Oscar Wilde comme elles le méritent, c’est-à-dire comme celles de son ami Ibsen, et non plus comme celles d’un Labiche anglo-saxon. On découvrira des diamants nuancés, sombres et éclatants.
On oublie l’influence de son oeuvre sur Proust et sur Joyce, et donc sur toute la littérature à venir. Pour donner une idée juste de la place qui lui revient, citons Marcel Schwob qui écrivait en 1904, parlant des années passées : « quand on découvrait Ibsen, Whitman, Oscar Wilde et Nietzsche ».
Pour finir, je voulais dire un mot de la naissance de ce livre. J’ai rencontré Diane Meur, la traductrice des deux textes présentés ici, dans une rue de Paris un jour de juin dernier. J’avais lu un de ses romans, mais je ne la connaissais pas. L’amie qui l’accompagnait (et que je connaissais) nous a présenté. Nous avons discuté en marchant et j’ai appris qu’elle traduisait aussi l’anglais et l’allemand. Comme j’étais dans une période particulièrement active de prosélytisme, je lui ai parlé de cet essai peu connu de Wilde. Alors que nous allions prendre congé, me revint en mémoire l’existence du Sebastian Melmoth de Hofmannsthal, inédit en français, que je cherchais depuis des années (et qui passionnera les wildiens comme les hofmannsthaliens).
C’est ainsi que les livres naissent.