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Mark Twain a commencé à fumer le cigare à l’âge de huit ans. Fumer est une manière de se réchauffer, c’est apporter l’âtre dans sa bouche et tenter de donner de la chaleur à ses glaçantes terreurs. Au pays des Indiens, fumer le cigare est aussi un moyen de faire des signaux de fumée. C’est un signe adressé à qui pourra le décoder.
Sa vie est placée sous le signe de la perte. Seuls trois de ses huit frères et soeurs survécurent à l’enfance et son père meurt quand il n’a que onze ans. Plus tard son premier enfant mourra à dix neuf mois et de ses trois filles une seule vivra plus de trente ans. Si on veut comprendre son oeuvre il faut avoir à l’esprit qu’il a toujours vécu entouré de morts.
C’est un écrivain qui a commencé en bas de l’échelle, mais à juste hauteur : face aux lettres de plomb d’une imprimerie. Puis il devient journaliste, se syndique et se donne une éducation en fréquentant les bibliothèques le soir après sa journée de travail. Bientôt il prend le large et devient un roi du départ. Son brevet de pilote passé, il navigue sur le Mississippi.
Mark Twain est un terme de navigation qui indique une profondeur de deux brasses : cela signifie que le bateau est en eaux sûres. Avec tous ces morts autour de lui on peut comprendre le choix de ce nom comme un refuge. Prendre un pseudonyme c’est se donner une nouvelle chance ; c’est aussi affirmer la fiction de notre vie.
Twain voyage pour récolter des faits, mais surtout pour confronter son esprit et ses habitudes à la différence et ainsi continuer à apprendre et à grandir. C’est une position qui lui garantie de ne pas perdre son enfance. Il voyage pour suivre la liberté et la juvénilité de son esprit.
Il a commencé par écrire des articles légers puis son style a gagné en profondeur. L’humour lui permet d’aborder des sujets graves et d’échapper à la censure et aux représailles ; c’est l’arme des contrebandiers qui passent en douce des choses que la société réprouve. Certains de ses textes les plus radicaux ne seront publiés que des décennies après sa mort, car «  seuls les morts sont autorisés à dire la vérité  ».
On connait Tom Sawyer et Huckelbery Finn, il faut découvrir Le journal intime d’Adam et Eve, Un Yankee à la cour du roi Arthur, Lettres de la terre (correspondance de Satan), Le prince et le pauvre.
Plus il vieillit plus il devient radical. Il se déclare proche des sans-culottes, il défend le principe des révolutions ; anti-impérialiste, il attaque la colonisation ; il est pacifiste. Il défend les immigrés chinois, il soutient les femmes dans leurs combats pour le droit de vote («  Vote for Women  »), il défend les noirs. Seuls les Indiens ont dû attendre son amitié. Il soutient les syndicats et critique le capitalisme ; il attaque la religion : «  Si le Christ apparaissait ici et maintenant il y a une chose qu’il ne serait pas : chrétien  ».
Après la mort de sa femme (qui était sa première lectrice et son éditrice) et de deux de ses filles, la dépression revient encore plus forte. Si Tom Sawyer souhaitait pouvoir mourir temporairement, Mark Twain, désormais seul, souhaite une mort définitive : «  Je suis venu avec la comète de Halley et j’espère qu’elle m’emportera avec elle. Dieu tout puissant s’est dit : Voilà deux monstres inexplicables, ils sont venus ensemble, ils doivent partir ensemble  ». Sa prédiction se révélera exacte : Mark Twain meurt un jour avant le passage de la comète.

(texte écrit pour le livre édité par le théâtre du Rond Point et Beaux-arts magazine, Le rire de résistance 2)