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Il y a un peu plus d’un an, le journal Libération me demandait de faire le portrait de Nathalie Kosciusko-Morizet, candidate de droite à la mairie de Paris. Voici le texte écrit après la rencontre :

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Nathalie Kosciusko-Morizet, par Martin Page

Sur le chemin du Bourbon, notre lieu de rendez-vous, je pense à ce que disait George Orwell à propos de «ces députés travaillistes qui sont perdus à tout jamais pour la cause du parti, une fois qu’ils se sont fait taper sur l’épaule par un duc». Quand on est amené à fréquenter des lieux confortables, il faut veiller à conserver son inconfort. Il n’y a pas de corruption ni de compromission brutale, juste un glissement progressif.

La décoration est sobre, le seul vrai effort a été fait sur le prix des consommations : pas besoin de vigile, le jus de fruit est à 7 euros. Ici, tout le monde a l’air de se connaître.

Je suis en avance. Je lis mes notes. Réglons déjà un problème : je ne vais pas écrire NKM à la place de Nathalie Kosciusko-Morizet. Cette réduction aux initiales n’est pas innocente. On dira : c’est pour simplifier, son nom est compliqué. J’y vois surtout une manière de l’institutionnaliser, de la faire devenir une marque, aux côtés d’autres sigles, ONU, BMW, Cnam. C’est musical, et il y a ce «M» final qui sonne comme «aime». Commençons par appeler les gens par leur nom pour peu à peu appeler les choses par leur nom.

Nathalie Kosciusko-Morizet arrive. Nous parlons. Journaliste est un métier périlleux. Garder son indépendance demande un constant travail sur soi-même. Et on a ce pouvoir terrible : j’ai tous les ingrédients pour faire un portrait assassin ou laudateur. L’objectivité est impossible, tentons d’être juste.

Rencontrer quelqu’un n’est pas rien. J’ai envie de comprendre (la contamination empathique opère à merveille), l’autre est là, animé de toutes les bonnes raisons du monde, soutenu par son histoire et sa sincérité. Mais Nathalie Kosciusko-Morizet est une femme politique dont les actes et les mots auront des effets sur le réel, et le réel est un endroit où j’habite ainsi que pas mal de mes amis. Derrière les sourires, il y a des enjeux.

C’est la première fois que je parle à un membre du personnel politique. Moi qui suis une catastrophe sociale, je me retrouve face à une experte de la communication. J’ai déjà beaucoup lu sur ses actions et sa pensée, ce matin je suis là pour observer comment Nathalie Kosciusko-Morizet se sert du langage. Les politiques ont ceci de commun avec les écrivains qu’ils ont un problème avec le langage. La différence étant que les écrivains essayent de résoudre ce problème, alors que les politiques en font le socle de leur existence.

Nathalie Kosciusko-Morizet répond à mes questions en prenant le large. Elle est pleine d’énergie. Je l’interroge sur son livre-programme, Tu viens ? Résumons-le en quelques mots : Nathalie Kosciusko-Morizet est féministe, écologiste, contre le capitalisme financier et le consumérisme. Après l’avoir lu je suis resté prostré dans un état d’incrédulité. J’ai fait la chose qui me semblait logique : j’ai appelé l’UMP, le vaisseau mère. La standardiste m’a passé une conseillère politique. J’ai dit : «Je suis perdu. C’est quoi être de droite en fait ?» Elle n’a rien voulu me dire. Définir est dangereux.

Le pouvoir magique de Nathalie Kosciusko-Morizet consiste à reprendre des codes progressistes et radicaux, et à détruire leurs effets dans un second temps. Elle est pour les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) et contre l’élevage de poulets en batterie, elle écrit «nous nous sommes perdus dans la quantité et l’accumulation», mais on ne la voit pas se battre contre le productivisme et la surconsommation, ni contre les géants de l’agriculture et des pesticides.

On peut appeler ça de la timidité ou de la stratégie, c’est selon. Nathalie Kosciusko-Morizet est intelligente et habile. Ainsi elle est contre le Front national, mais elle pense que «les mouvements fascistes et nazis ont été portés par de nombreux cadres issus puis exclus de partis socialistes», autrement dit c’est un problème de sociaux-démocrates, pas de droite. Elle a fait partie d’un exécutif aux côtés de Brice Hortefeux et Patrick Buisson sans jamais protester. Elle n’a pas condamné le «délit de solidarité» qui réprimait l’aide aux sans-papiers. Quand elle revendique Thoreau et sa désobéissance civile, elle le contorsionne et le range du côté de la légalité : «La désobéissance civile est un consentement à la loi.» Ah ? Je l’interroge. Elle perd pied sur Thoreau, alors elle bifurque sur Antigone. Il n’est pas nécessaire d’aborder le Plaidoyer pour John Brown, tueur d’esclavagistes (un des modèles du Django Unchained de Tarantino). Thoreau lui échappe définitivement, Guizot apparaît plus en phase avec sa reprise du «Travailler plus pour gagner plus».

Nathalie Kosciusko-Morizet est une digne héritière de Sarkozy et de ses citations de Jaurès. Le Parti socialiste ne devrait pas être outré, lui-même pille Milton Friedman depuis 1984. A droite quand on vole à la gauche, c’est pour de faux, tandis qu’au Parti socialiste, quand on s’approprie les idées de droite, on le fait avec application.

Nathalie Kosciusko-Morizet va plus loin : elle avoue un goût pour «les slogans rouges et alters : ceux qui appellent aux changements, au réveil brutal des opprimés, à la fin du règne du profit : « Le monde n’est pas une marchandise » ; « Nos vies valent plus que leurs profits ».»

Je me suis posé la question de la schizophrénie. En réalité, Nathalie Kosciusko-Morizet est une enfant de son époque : elle est tout. Elle cite l’écologiste Lester Brown, Besancenot et Edgar Morin, et elle admire Thatcher et Sarkozy. Elle coupe, elle colle, c’est une DJ de la politique, les idées sont des sons, on compose quelque chose qui séduira. Elle appartient à un temps où Eric Besson et Bernard Kouchner passent du PS à l’UMP (tout comme son propre mari). Cette confusion générale n’est qu’apparente : un monde s’installe.

Nathalie Kosciusko-Morizet laisse entendre que le clivage gauche-droite est dépassé. Elle appelle ça la transversalité. Cette fausse complexité semble se défier des dogmes, mais elle dissimule une vision du monde traditionnellement bourgeoise. Ça marche, d’ailleurs. Ça séduit. Nathalie Kosciusko-Morizet plaît à des gens qui s’imaginent de gauche, mais pour qui le peuple et la pauvreté sont des abstractions. Ceux qui ont travaillé avec elle louent son professionnalisme et sa connaissance des dossiers, on la dit sincèrement passionnée par le numérique et l’environnement. Tant pis si les associations écologistes disent que le Grenelle de l’environnement n’a pas mené à grand-chose.

Nathalie Kosciusko-Morizet est pragmatique : elle a intériorisé que le pouvoir se trouve dans les multinationales, les groupes de pression et l’Europe. Le politique est un gestionnaire, il essaye poliment de faire avancer ses idées les moins iconoclastes tout en les habillant de mots importants. Les grandes idées sont devenues des parures.

Martin Page

Photo : Audoin Desforges