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Une parfaite journée parfaite, Martin Page, Points Seuil, 2010(postface -légèrement modifiée- à l’édition poche de Une parfaite journée parfaite)

Ce roman est censé être mon deuxième roman, mais j’y ai mis un point final une semaine avant d’écrire le premier mot de Comment je suis devenu stupide. Je l’ai écrit au début de l’été 2000. On parlait alors beaucoup d’autofiction, on essayait de nous faire croire à la nouveauté de la chose ; alors disons que j’ai fait de l’autofiction à ma manière, une autofiction imaginative. Le titre est une déclinaison de A perfect day de Lou Reed.
Il est le reflet de ma situation de l’époque. J’avais vingt-quatre ans, je changeais de discipline universitaire chaque année, je n’étais pas un étudiant brillant et tout m’intéressait, j’assistais à des cours qui n’étaient pas les miens, les examens étaient une épreuve à laquelle j’échappais pour les meilleures raisons du monde (un film à voir, un livre à lire, à écrire, une promenade, une discussion, un rendez-vous chez mon psy ou chez mon médecin). Je n’arrivais pas à me conformer à la monogamie intellectuelle que l’on exigeait des étudiants. Ce furent des années passionnantes et enrichissantes (nerveusement épuisantes) dont je suis sorti sans diplôme. Surveillant dans un internat de judokas et de footballeurs, sans aucune idée de profession, j’habitais la banlieue sud de Paris et j’avais quelques amis (les inadaptés magnifiques, première époque : nous aurions pu être les héros d’un film de Judd Apatow, le chômage, l’addiction, l’isolement et les problèmes psy se profilaient à l’horizon) qui paraissaient aussi mal partis que moi dans la vie. A la nuit tombée, nous traînions dans des parcs municipaux, nous passions des soirées dans des fast-foods (qui sont les véritables centres culturels des banlieues), nous trainions dans les centres commerciaux, nous organisions des soirées pendant lesquelles nous écoutions religieusement nos groupes préférés, nous regardions des classiques aussi bien que des films d’horreur, nous partagions nos découvertes en poésie et en littérature, nous fumions occasionnellement de l’herbe et nous buvions pas mal. En dehors de ces îlots, la vie était solitaire, propice à l’écriture et à la rumination. Oui, ce n’était pas une époque simple, nous étions perdus et angoissés, mais aussi dotés d’un instinct de vie solide. Paris était la ville proche et lointaine, j’y faisais mes études, mais je n’y étais pas chez moi. C’est là que se trouvait la vie réelle et je restais sur le bas-côté. J’écrivais des romans depuis mes dix-huit ans. Des tentatives plutôt : j’avais des idées, des obsessions, des choses à exprimer mais tout était trop en désordre, trop de choses se bousculaient. Ainsi je suis devenu un consciencieux collectionneur de lettres de refus des éditeurs.
On me pose souvent la question de savoir si je veux publier ces premiers romans. Non. Du temps a passé, et j’ai d’autres désirs. Je les vois maintenant comme des exercices. Cela a été mon université, une université du refus. Si on ne prend pas les choses trop personnellement (il faut donc être un peu fou), l’échec et l’incompréhension offrent une occasion de progresser. En tout cas, cela permet de tester une vocation. Si on rejette votre travail, continuez, ne vous plaignez pas, travaillez. Il n’y a pas de justice en ce monde, mais la persévérance porte souvent ses fruits.
Le héros est inspiré de la figure créée par Colin Higgins dans Harold et Maude (le film, sans doute mon film préféré, est aujourd’hui plus connu que le roman) : Harold Chasen, qui passe son temps à mettre en scène son faux-suicide. Je crois que le désir quotidien de mourir est un sentiment général largement partagé, même si l’on n’en parle pas. On retrouve cette figure (christique d’une certaine manière) dans un Jour sans Fin (Groundhog day, de Harold Ramis, avec Bill Muray). Elle vient aussi sans doute d’une remarque de Tom Sawyer qui dit vouloir mourir temporairement. La marmotte godzillesque qui surgit lors de la fin onirique de mon roman est prise à ce film (référence également à Harvey, le film où James Stewart est persuadé de voir un lapin géant, et de lui parler). Cette espèce de divinité animiste (c’était l’époque de Princesse Mononoké qui se termine ainsi -et puis ce n’est pas sans évoquer le doux et calin Totoro du même réalisateur) symbolise l’imaginaire : la seule planche de salut du héros consiste à rejoindre la fiction. C’est une source de chaleur et de vie sur laquelle on peut compter. Ma philosophie n’a pas varié.
Toutes les lectures sont possibles, mais, de mon point de vue, la plus superficielle consiste à faire de ce roman une critique du monde de l’entreprise, du capitalisme et de la société de consommation. La critique est présente, certes, mais l’enjeu de ce roman ne se trouve pas là. Je fais le pari que ce livre aurait pu être écrit sous n’importe quel régime (il n’aurait pas été plus optimiste sous le stalinisme ou dans un phalanstère fouriériste -le héros n’est pas à l’aise avec la société, quelle qu’elle soit). J’imagine que si j’avais été écrivain au Moyen-Age j’aurais parlé de chevaliers et de dragons. Aujourd’hui nos chevaliers et dragons sont, entre autres, la critique sociale. Celle-ci est si répandue, et si applaudie, qu’on peut douter de la réalité effective de la subversion en littérature. C’est, avant tout, un code que l’on travaille, sincèrement. Cette toile de fond a son importance, mais ce qui me tient à cœur n’est pas là. Je désirais raconter le quotidien terrible et drôle d’un homme désespéré et, en même temps, à distance, dont les sentiments s’incarnent dans le flot de sa journée.
J’ai publié quelques romans maintenant et, quand je me retourne, il me semble que l’ambivalence est leur point commun. Si je devais adopter un mot dans la langue française, et le graver comme un tatouage sur le bras gauche de mes livres, ce serait oxymore. J’aimerais que tous soient à la fois désespérés et optimistes, joyeux et mélancoliques, nihilistes et idéalistes, réalistes et extravagants, légers et graves, prudes et hédonistes. Comme le sont mes amis et les gens que j’aime.
Une parfaite journée parfaite est un roman sur le désespoir, mais aussi sur les mécanismes compensatoires à mettre en œuvre pour ne pas sombrer : la création, l’humour et la musique.