(texte pour la revue Décapage, rubrique « à vos idoles », été 2009)
Chère Dorothy Parker,
Dieu merci vous êtes morte. Je peux ainsi vous dire que je vous aime. La mort rend possible les rencontres. C’est la vie qui sépare, les obligations, les peurs, l’éloignement géographique et social, l’orgueil. Si j’avais vécu dans le New York des années vingt, nous nous serions manqués. Je n’ai pas ce don pour la destruction qui était le passeport nécessaire pour vous approcher. J’aurais voulu vous sauver. Vous dire de poser cette bouteille de whisky de contrebande et d’arrêter de sortir avec des crétins. Vous n’auriez pas aimé.
Vous avez inventé Manhattan. Avant vous, les feuilles des érables ne portaient pas encore ces couleurs sanguines qui enchantent Central Park en automne. Vous avez beaucoup bu pour casser la géométrie des rues et des avenues, vous avez fumé pour y disperser la brume.
Vos nouvelles sont tendres, violentes, drôles et désespérées à la fois. Vous ne jouez pas à l’artiste. Vous dites : il faut se mettre à sa table de travail et bon dieu arrêter de se plaindre et écrire. Vous vous moquez de ceux que vous appelez les « rotariens littéraires ». Quand tellement d’écrivains écrivent comme des journalistes, vous avez écrit des articles qui sont des chefs-d’œuvre.
Malgré votre virtuosité sarcastique, vous étiez discrète et peu sûre de vous. Le doute est la récompense de l’artiste disait votre ami Hemingway. On vous croit misanthrope, alors que vous étiez simplement pudique et ne supportiez pas les nobles sentiments dont on s’habille trop facilement. Vous avez été de tous les combats, en 1937 en Espagne du côté des républicains, et toujours contre la ségrégation raciale, contre la répression politique, contre les clergés et ceux qui sont convaincus de ce qu’ils sont. Vous êtes morte, paraît-il. Ce n’est pas grave. C’est une façon plus subtile d’être en vie.