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(texte paru dans Technikart en 2002)

Les faits divers souffrent d’une mauvaise réputation injustifiée. Nous connaissons tous dans notre entourage un homme, une femme, qui se plaint de leur augmentation, de leur plus grande violence, et désire qu’un remède miracle, souvent électoral, les extermine comme on se débarrasse de bactéries. La vindicte sociale dont sont victimes les faits divers est insupportable. C’est pourquoi il nous faut les défendre, et expliquer que leur image négative tient avant tout à un problème d’organisation.

Prenons un exemple. Le 12 août 2000, le Koursk, sous-marin nucléaire russe, coule en mer de Barents avec ses 118 occupants. Dans ce cas, la tragédie tient au fait que ces jeunes militaires étaient les défenseurs d’une grande nation démocratique, des soldats qui, à bord de leur (normalement) insubmersible, n’avaient d’autre but que de traverser les océans pour se porter au secours des peuples opprimés. Plus que la mort de simples hommes, c’est la mort d’idéalistes qui nous touche.

Dans l’affaire du Koursk, nous avons deux drames  : le premier est la mort de ces jeunes gens innocents  ; le second est que 118 autres personnes auraient pu mourir à leur place. On ne peut s’empêcher d’être déçu par cette potentialité gaspillée. Personnellement, je ne connais pas 118 personnes dont j’aurais souhaité la mort, mais je suis sûr qu’en mettant à contribution mes amis nous serions arrivés à remplir ce satané sous-marin (un de mes anciens profs de maths aurait fait une victime parfaite, quelques anciens camarades de classe, une poignée de responsables d’agences immobilières et le type qui a inventé la climatisation).

Heureusement les faits divers n’entraînent pas un aussi grand nombre de victimes à chaque fois. Prenons un simple braquage. Les bandits paniquent et abattent un pauvre quidam. C’est terrible. Mais si, à sa place, au même moment, était passé sur la trajectoire de la balle, disons au hasard, le chef d’un parti d’extrême droite qui a pratiqué la torture, tout de suite l’émotion n’est plus la même. Ça change tout.

Pour éviter que les faits divers soient ainsi scandaleusement gâchés, il manque une vraie volonté politique, un plan quinquennal de l’agression et du meurtre. Je le sais bien, l’étatisation des faits divers conduirait immanquablement à des assassinats politiques sous prétexte d’une saine organisation. Le monde est mal fait.

Notre société se caractérise par un parti pris en faveur des victimes. Je ne dis pas que ce n’est pas justifié, mais je trouve ce favoritisme gênant. Je ne peux m’empêcher de m’indigner que les journalistes, le personnel politique ou le simple citoyen n’accordent leur sympathie qu’aux victimes. Une amie d’enfance tue régulièrement des personnes âgées, et je vois bien combien elle souffre de l’incompréhension du monde à son égard. Souvent j’essuie ses larmes et je la console. Une omerta humaniste empêche de dire que ses proies ont aussi leurs travers. On imagine les victimes sages, aimables et sans rien à se reprocher, mais, me révéla-t-elle, rien n’est plus éloigné de la vérité  : «  Les victimes crient. Et qui parle alors des dommages pour mes tympans  ? Sans parler des griffures et des coups. Je n’ai pas d’assurance maladie, pas de mutuelle. Franchement ça devient de plus en plus difficile d’exercer sa passion. Je peux comprendre le manque de coopération de mes victimes, se faire assassiner ne doit pas être bien agréable, mais le pire c’est que souvent les gens ne sont pas propres. Il y a un vrai problème d’hygiène parmi la population.»

Mon amie est raisonnable, elle admet volontiers que les victimes ne sont pas les seuls coupables  : les criminels sont de plus en plus mal habillés. Comment s’étonner que l’opinion publique ne respecte pas des gens qui donnent une si mauvaise image d’eux-mêmes  ? Si nous voulons réhabiliter les faits divers, nous devons compter sur la collaboration de ceux qui les commettent. Qu’ils fassent des efforts : un sourire, un joli costume, un peu de parfum, ça n’est pas très difficile et ça change une réputation.

On nous laisse croire que le fait divers est à la portée de tous. Ce n’est pas vrai. Ne rêvez pas. Beaucoup d’entre vous n’ont pas la chance d’habiter près d’une centrale nucléaire ou dans une banlieue. La vie est injuste. Je connais des gens qui ont attendu toute leur existence un pickpocket ou un arbre abattu par la tempête qui s’écraserait sur leur voiture, et qui sont morts d’une pauvre cause naturelle, aigris d’avoir ainsi été snobés par le drame.

Le vrai problème du fait divers ce n’est pas qu’il existe mais qu’il est mal utilisé. Il devrait être davantage pensé et travaillé. Nos scientifiques, nos politiques et nos penseurs devraient le prendre en charge. Ils en ont toutes les compétences.