(nouvelle publiée dans le numéro d’automne 2010 de la revue décapage)
L’écrivain qui n’était pas un livre
C’est un libraire qui aime les livres. Dans sa boutique pas une étagère vide, pas un coin de table sans sa pile. Les livres sont couchés, debout, rassemblés, isolés. Il y a des romans, des essais et des livres d’art. De toutes tailles, d’éditeurs prestigieux et d’éditeurs peu connus. Certains sont mis en valeur, les coups de coeur ont droit à une vignette en papier sur laquelle est écrit un commentaire à l’encre violette. On dirait une forêt ; les livres sont les enfants des arbres, il semble normal qu’ils reforment ce troupeau immobile originel.
Le libraire aime les livres, mais il n’est pas toujours à l’aise avec les auteurs. C’est une question de rangement : on ne peut pas faire des piles d’auteurs et il est fort à parier qu’ils refuseraient de se tenir sur des étagères et sur des coins de table. A la limite certains seraient d’accord pour figurer en vitrine s’il leur fournissait un siège et du vin (il y songe, cela ferait une belle animation de Noël). Mais la vérité est que les écrivains ne devraient pas être autorisés dans les librairies, après tout les vaches ne vont pas brouter dans les boucheries. C’est contre-nature.
L’écrivain qui vient d’entrer dans la pièce est un vrai casse-tête. Un grand jeune homme à l’air perdu qui pose son regard un peu partout. Le libraire ne sait pas pourquoi il l’a invité. La maison d’édition lui a presque forcé la main en lui parlant des liens entre la littérature et les écrivains (révoltant chantage affectif). Il a fini par accepter parce qu’il croyait que l’écrivain se conduirait bien. C’est à dire comme un livre.
Le libraire a installé des chaises, il a dressé une table avec des piles de son dernier roman. Il a même prévu un verre d’eau. Une vingtaine de personnes est venue assister à la rencontre. Il présente l’auteur en trois phrases. Ce n’est pas évident : il n’appartient à aucune école littéraire, il n’a pas fait d’études, il n’a pas eu de prix. C’est une sorte d’ectoplasme. Le libraire préfère les écrivains qui s’inscrivent dans une tradition. Qui ont un groupe ou une revue, un passeport quelconque, un titre ou même un métier. Mais celui-là ne vient de nulle part, il vient de la banlieue parisienne et il n’a pas de curriculum vitae. Oui, c’est un ectoplasme.
Le libraire ne sait pas comment parler de ce livre, il ne sait pas quoi en penser, alors il paraphrase l’argumentaire donné par la maison d’édition. C’est plus sûr.
A la fin de la présentation il ajoute (parce que l’écrivain a une bonne tête, il a l’air gentil et il plaisante volontiers) que surtout c’est un roman très drôle. Il s’est bien amusé pendant la lecture et il promet au public un bon moment de rigolade. Il sait que le public aime bien la rigolade, c’est un truc qu’il comprend tout de suite.
L’auteur prend la parole. Le libraire le regarde avec incrédulité. Il ne pensait pas qu’il parlerait. Il avait imaginé un hochement de tête, un grognement, une toux discrète étouffée dans le poing. Au maximum. Il en veut à la personne de la maison d’édition qui lui a conseillé cette invitation : il aurait pu le prévenir que c’était ce genre d’auteur : un auteur parlant.
Sans aucune gêne celui-ci fait part de son scepticisme à propos de la présentation du libraire. Ce n’est pas aussi direct. C’est insidieux, pervers : l’auteur demande en quoi l’histoire d’une bavure policière peut être drôle.
Le libraire est navré. De quel droit ce jeune homme se permet-il de donner son avis sur son roman ? Il l’a écrit, c’est fini, il est trop tard, maintenant le livre appartient au lecteur, c’est comme ça. Si l’auteur voulait dire quelque chose de son livre il ne fallait pas l’écrire, et encore moins le publier.
Le libraire persiste, oui c’est un livre très drôle, d’ailleurs vous êtes drôle (il l’a appris en faisant une recherche sur google), alors votre livre est forcément drôle. Il l’a lu en sachant que c’était drôle comme ça il était sûr de ne pas se tromper. L’auteur plaisante, pense le libraire. Il lui fait une blague en disant que son livre n’est pas drôle. Quel paradoxe, quel humour.
Mais décidément l’auteur est un saboteur. Il ne plaisante pas. Il rappelle le sujet du livre : une agression policière, une femme qui meurt à l’hôpital.
Le public est un peu perdu, le libraire le voit bien, alors il précise : C’est drôle parce que c’est exagéré.
(L’écrivain regrette d’avoir arrêté de boire il y a quelques années. Mais aussitôt il se rappelle pourquoi : parce que les occasions étaient trop nombreuses, parce que la nécessité de noyer la réalité étaient trop impérieuses.)
Evidemment ! dit le libraire. Les bavures ce n’est pas si courant quand même.
Le libraire est de gauche pourtant, cela se voit aux essais mis en avant dans sa librairie (et puis il a toujours voté socialiste, il achète Libération et il trouve que Sarkozy est vulgaire). Il hésite à dire le fond de sa pensée : les bavures n’arrivent pas dans les romans, ça n’arrive que dans la réalité (et encore : à Paris). Les romans sont trop purs pour que s’y passent des choses aussi viles, il le refuse. Dans un roman une bavure c’est forcément une farce.
Hors de question d’argumenter, il ne va quand même pas se justifier : il pense ce qu’il veut. Il passe à autre chose. Il se plonge dans sa feuille de notes et cite une phrase du livre. Il demande à l’auteur ce qu’il entend par là.
L’auteur répond que cette phrase n’est pas de lui et que par conséquent elle n’a aucune chance de se trouver dans son livre.
Le libraire proteste, Ah si ! Vous avez écrit cette phrase.
L’auteur n’est pas content. Il n’a plus l’air très drôle. Il lui demande de lui montrer la phrase dans le livre.
Je rêve, se dit le libraire, c’est la police politique. Il tente de retrouver la phrase pendant cinq bonnes minutes (pendant lesquelles il espère que le public en profitera pour quitter la librairie). Sans succès.
Mais vous auriez pu l’écrire, dit-il. C’est tout à fait votre style.
(L’auteur regrette qu’il n’y ai pas de signal d’alarme dans la librairie sur le modèle de ceux des trains. Il hésite à partir.)
Le libraire en a assez des manières staliniennes de ce jeune homme arrogant. Il décide d’apparaître enfin tel qu’en lui-même : libre et indépendant. Il voudrait dire que le principal défaut de ce roman est son auteur (l’éditeur n’a pas fait son travail en laissant passer un problème aussi énorme), mais celui-ci (susceptible et paranoïaque) risque de le prendre personnellement. Alors il va se contenter de parler des carences manifestes du roman. Il commence par regretter que la psychologie des personnages ne soit pas assez fouillée. Et il aurait voulu un livre plus gros. C’est un livre qui se lit trop vite. Et puis c’est encore un livre qui se passe à Paris. Cela devient lassant. Et pourquoi les personnage ne viennent-ils pas d’un milieu plus populaire ? Et pourquoi ne sont-ils pas plus âgés ? Enfin il aurait été nécessaire que l’on en sache plus sur le passé des personnages, sur leur origine et leur parcours.
L’auteur lui propose de faire une liste des choses qu’il désire trouver dans le prochain roman. Le libraire trouve que c’est une bonne idée (il aimerait bien que le livre se passe à Lyon par exemple).
Le public devient remuant, les gens chuchotent et s’agitent. Un homme demande au libraire pourquoi il a invité cet auteur alors que manifestement il n’apprécie pas son travail. Le libraire fait semblant de ne pas entendre et se replonge dans ses notes.
Une femme intervient pour dire qu’elle ne comprend pas : elle a lu le roman et elle a l’impression qu’ils n’ont pas lu le même livre.
Le libraire sait comment réagir, il dit, Toutes les lectures sont possibles.
C’est une phrase qui marche à tous les coups, elle a un petit côté humaniste à la mode “il faut de tout pour faire un monde”. La femme hausse les épaules.
Le libraire regarde les livres qui l’entourent. Il les aime, il peut compter sur leur soutien. Ils sont de son côté. Il a hâte que l’épreuve se termine, que les gens partent, qu’ils retournent de là où ils viennent. Il observe l’écrivain et il ne peut s’empêcher d’avoir un regret : il aurait été si parfait s’il n’avait pas parlé. Ce jeune homme aurait du être un livre, pas un écrivain, il s’est trompé de vocation (il aurait alors pu l’orner d’une étiquette et d’un commentaire à l’encore violette).
Il n’y a aucun intérêt à recevoir un écrivain : on ne peut pas le résumer en quelques phrases (si l’on s’y risque on le voit immédiatement grimacer), on ne peut pas le feuilleter et puis cela fait du désordre (pas le joli désordre de la librairie, mais du désordre vivant et turbulent).
La rencontre se termine. Le libraire salue l’écrivain (celui-ci lui écrase la main plutôt qu’il ne la serre). Le public part.
En rangeant les chaises le libraire pense que le problème des écrivains c’est que parfois ils sont vivants. Un écrivain encore en vie est un foetus. Il s’améliorera en mourant. Voilà sa vraie forme. En attendant de mourir il devrait se contenter de mimer l’agonie, de soupirer, d’être livide, d’acquiescer.