(texte écrit pour le livre Cinquante-cinq rencontres, éditions Arléa, 2004)
Si cela ne tenait qu’à moi je ne rencontrerais jamais personne. Je suis trop conscient du danger qu’il y a dans les rencontres : je pourrais apprendre au contact des autres, m’enrichir de leurs expériences et de leurs opinions, et sans doute, je finirais par devenir tolérant. A n’en pas douter je deviendrais plus aimable. J’ai d’autres ambitions que de changer. Je reste sur mes positions. On dira que ce sont les préjugés d’un jeune homme cynique et solitaire. On aura raison. Mais je suis impitoyable pour une belle raison, aussi tendre que le cœur d’un jeune rossignol sous la dent d’un chat. Le cynisme et la solitude furent les deux plus fidèles compagnons de mon enfance. Ils étaient là lors des coups durs, comme des amis qui n’ont jamais failli. Même si aujourd’hui j’ai les moyens de me débarrasser de ces sentiments acides, je veux leur rester loyal. Je ne me pardonnerais pas de les remplacer par des sentiments plus reluisants et plus attrayants, des sentiments luxueux qui me donneraient l’impression d’être un nouveau riche affectif. Ils sont à portée de main, ces beaux sentiments. Je pourrais m’en vêtir et, ainsi, être de bonne compagnie. Mais je ne veux rencontrer personne. J’ai des amis, pourtant. Mais je n’ai pas eu besoin de les rencontrer. Un jour nous nous sommes trouvés. Tout simplement. Car on trouve ceux qu’on aime, on ne les rencontre pas. Nous sommes perdus, orphelins de qui ? nous ne savons pas. Sans nous être connus, mais encore moins sans nous être inconnus, peu à peu nous nous retrouvons.