(texte écrit pour le livre Le rire de résistance publié par le Théâtre du Rond-Point et Beaux-arts Magazine en novembre 2007)
Son nom sonne comme quelque chose qui se casse. Karl Kraus s’amusait à envoyer des tartes à la crème à la figure des sérieux ridicules. À la place de la Chantilly, il mettait des briques.
Il fut le directeur, l’éditeur et le rédacteur de Die Fackel, à Vienne, entre 1899 et 1936. Ne dépendant d’aucun groupe financier, d’aucun patron, il gagna la confiance de milliers de fidèles qui trouvaient dans ses articles ce qui était passé sous silence dans les journaux officiels. Parmi ses lecteurs et ses amis, on compte Wittgenstein, Broch, Benjamin, Canetti, Musil…
Oscar Kokoschka écrivit : « Karl Kraus est descendu en enfer pour juger les vivants et les morts ». Polémiste paradoxal, il défendait la liberté sur un ton autoritaire ; perpétuellement en colère et indigné, il maniait aussi l’ironie et l’insolence. Ses auditeurs éprouvaient un grand plaisir, un plaisir d’enfants, à assister à ses séances de démolition des châteaux de sable de l’époque. Il s’en prenait à tout le monde, car il ne se sentait tenu par aucune loyauté. Il s’engagea pour l’avortement, les droits des prostituées et la dépénalisation de l’homosexualité. Les lectures qu’il donnait faisaient salle comble.
« Une rosée sanguinolente perle de la fleur de la rhétorique », écrivit Kraus. Il dénonça « die Katastrophe der Phrasen », c’est-à-dire les idées toutes faites qui nient et transforment la réalité. Son combat fut de dévoiler le totalitarisme véhiculé dans le langage. Pour lui, la guerre commence dans les mots : derrière l’apparente rationalité se dissimule l’intérêt partisan. Le meurtre et le génocide commencent par la corruption du langage. Le national-socialisme est « triple alliance de l’encre, de la technique et de la mort ».
Naturellement, les journaux furent la cible préférée de Kraus. « Au commencement était la presse. Puis advint le monde ». La presse diffuse la propagande du pouvoir et inscrit dans les esprits une fausse réalité. Les journalistes participent à l’abêtissement général. Pour Kraus, il n’y a qu’un seul remède : l’imagination. La bêtise n’est pas l’absence d’intelligence, mais d’imagination : « Les horreurs les plus inimaginables, on pourrait les imaginer et savoir d’avance combien le chemin est court entre les slogans hauts en couleur, tous les drapeaux de l’enthousiasme, et la misère vert-de-gris. ».
Il a écrit deux grandes oeuvres, Les derniers jours de l’humanité, inspirée par la première guerre mondiale, et La nuit de Walpurgis, à propos de l’avènement du nazisme. Il trouva son matériau dans les journaux ; les citations des acteurs de la vie réelle s’intégrèrent aux dialogues. Le burlesque de certaines scènes annonce le Chaplin du Dictateur et le Arturo Ui de Brecht : les nazis sont grotesques, les croyances convenables du temps présent apparaissent ridicules. Surtout, il prévient : la lâcheté intellectuelle, l’égoïsme et l’indifférence à la souffrance mènent au chaos.
Kraus nous enseigne une chose capitale : la barbarie ne surgit pas un jour. Elle grandit pendant des années, dans les journaux, dans les discours, par le choix d’un mot, par l’entrée dans le discours d’un concept apparemment anodin.
« On ne vit pas même une fois » pensait-il. En dépit de son pessimisme, il était du côté de la vie ; acharné, passionné, il pratiqua sa chirurgie sur le corps même de l’humanité, sans anesthésie bien sûr.