(texte écrit pour l’ouvrage Collection de préfaces à des livres fétiches, éditions Intervalles, 2009)
Petites épiphanies, Caio Fernando Abreu, éditions José Corti
Je ne sais pas pourquoi ce livre m’a choisi. Il y avait d’autres lecteurs disponibles. Des lecteurs mieux habillés que moi, moins myopes, plus beaux, plus intellectuels, des spécialistes de littérature brésilienne. Et non, tous ceux là, il ne leur a pas accordé d’attention. J’ignore ce qui lui a plu en moi. J’ignore pour quelle raison il m’a élu.
Je me promenais près du Jardin du Luxembourg, c’était au mois de février, un jour froid et lumineux, au ciel bleu sans nuages, le visage des passants était caché par les écharpes, une classe de lycéens en survêtements courait en cadence, des mères promenaient leurs enfants dans des poussettes calfeutrées. Avec la seule intention de réchauffer mes doigts gelés en leur donnant un peu d’exercice, j’ai compulsé les livres dans les casiers à l’extérieur de la librairie José Corti. La chaleur revenait dans mes phalanges ; le sang affluait à nouveau. Mes yeux glissaient sur les couvertures sans les lire. Tout à coup, un assemblage de consonnes et de voyelles (p.e.t.i.t.e.s é.p.h.a.n.i.e.s.) est venu s’imprimer sur ma rétine et a provoqué une étincelle dans mon système nerveux.
Je suis redevable à ce livre du cadeau qu’il m’a fait, de la confiance qu’il a eu en moi. Il pourra toujours compter sur moi pour le défendre et le maintenir hors de l’oubli.
Petites épiphanies (Pequenias epifanias) est un recueil des chroniques que Caio Fernando Abreu a publié pour O Estado de Sao Paulo et Zero Hora de 1986 à sa mort, en 1996, à l’âge de 47 ans. Il écrira les dernières chroniques sur son lit d’hôpital.
Ce sont soixante-deux « joyaux incrustés dans le quotidien ». Les textes sont écrits à la première personne, mais nous sommes loin de l’autofiction ou de l’autobiographie classique. Abreu fait le portrait du Brésil des années 80 et 90. Il a quitté le Rio Grande do Sul de sa jeunesse pour Sao Paulo, ville qu’il décrit à merveille, sa laideur, sa folie, ses habitants. Il écrit sur ses humeurs, enchaîne les digressions, pousse un hurlement à la mémoire de Reinaldo Arenas, invente des contes, se réfère au culte afro-brésilien (« parce que la foi quand on ne l’a pas, on l’invente »). Il regrette de ne pas avoir connu le Rio de Janeiro d’avant la dictature, puis par le simple saut d’une page, il traverse l’océan et se promène dans Paris, à Saint-Nazaire et dans le Périgord. Il parle de Boy George et quelques lignes plus loin d’Adèle Hugo. C’est un écrivain à la fois érudit et dans son époque. Il s’adresse à Dieu et lui dit de regarder là, cet homme, cette femme, de froncer les sourcils à l’encontre de certains. Il raconte l’arrivée du sida et la stupeur de voir la mort surgir ainsi. Ses mots sont nécessaires, ils vivent comme de petits poissons argentés et frétillants dans l’eau glacée. A la mort d’une amie, il écrit « A présent, au bout de la nuit de dimanche, loin du doux giron de l’amour, la mort visite mon appartement et je me demande, après ce récent point final, comment récupérer mon immortalité. J’en ai besoin demain matin. Quand le monde continuera. Juste sans Lilian. Et donc un peu plus laid, un peu plus sale. Plus incompréhensible, et moins noble ».
En dépit de la maladie qui l’épuise et le terrifie, Caio Fernando Abreu voyage, lit, écoute Vinicius de Moraes et la Mélodie sentimentale de Villa-Lobos, il se bat pour conserver le plaisir de vivre ; il scrute les étoiles, prête l’oreille aux bruits de la ville, se souvient de cette merveilleuse nouvelle de Dorothy Parker, La grande blonde. Les chroniques commencent souvent par des scènes de la vie quotidienne, ce qu’il voit de sa fenêtre. Même s’il est très occupé par sa propre vie (on voit passer nombre d’artistes brésiliens, comme Lygia Fagundo Telles), il est attentif aux autres, à la souffrance de ceux qu’il ne connaît pas (« Qui console cette prostituée? Qui me console? Qui vous console ? Qui console ce pays débordant de tristesse ? »). Il prend soin des morts, des morts qu’il n’a pas connu (Camille Claudel, par exemple) et de ses amis qui tombent. Il imagine une assemblée céleste chargée de les accueillir.
Son cœur est l’élément le plus important de son corps, il est partout, dans ses yeux, ses poumons, ses doigts, sa bouche. C’est « un sorbet coloré de toutes les couleurs, savoureux de toutes les saveurs. Qui le goûtera sera heureux pour toujours ». L’amour est « une sorte de mort, mort de la solitude, de l’ego barricadé, indivisible, furieusement et égoïstement incommunicable ». Il en sait la difficulté, la brièveté, mais « en dépit de tout cela, je pense oui, je dis oui, je veux des oui ». lI nous enjoint à chérir chaque instant : « Regardez le moment présent calmement, oublié peut-être dans un coin de la pièce ou laissé sur la table au milieu des légumes, ou entre les feuilles d’un journal. (…) Laissez-le respirez comme une chose vivante ».
Caio Fernando Abreu sait jouer de tous les instruments de l’écriture, sa technique est époustouflante ; pauvre, libre et vagabond, il est un maître qui ne se prend pas pour un maître. Il se saisit d’un mot (mettons vogarem, l’abîme), et il en tire un monde, il en tire le monde. Sa capacité à s’émerveiller ne s’épuise jamais. Son incroyable capacité d’invention lui permet de mettre en rapport des choses qui n’ont à priori rien à voir et de produire de la beauté et du sens : « Les pensées, comme les cheveux, s’éveillent aussi dépeignées ». Il est à la fois un grand styliste et un poète : « J’ai rêvé que vous rêviez de moi. Ou le contraire ? Quoi qu’il en soit, peu importe : ne me réveillez pas, s’il vous plaît, je ne vous réveillerai pas. »
Alors que, malade, entre deux hospitalisations, il est retourné vivre chez ses parents dans sa province natale, il se découvre une passion pour le jardinage. Il se rappelle avoir été jardinier en Angleterre des années auparavant pour une vieille dame hongroise ; il se rappelle aussi sa tentative de posséder un petit jardin à Sao Paulo. Là enfin, il bêche, il plante, il arrose. Des fleurs apparaissent dont il ne sait pas toujours le nom (le vent à emporté les sachets de graines) et il est heureux. Quand des limaces menacent de s’en prendre aux fleurs, il se met sur le pied de guerre et trouve une parade (écologique) pour les arrêter. Il se prend d’amitié pour les tournesols aussi, il caresse et soutient leur tête trop grosse et trop lourde, il leur met des tuteurs. Il le sait : « Certaines gens ne comprennent jamais. Mais ce n’est pas pour eux que j’écris ».
Un voisin sursaute quand il le voit dans le jardin. Il avait entendu dire qu’il était mort. Caio Fernando Abreu ne le détrompe pas : « C’est vrai, je suis mort. Ce que vous voyez n’est qu’un revenant ; je suis revenu parce que je n’arrive pas à me libérer du jardin, je vais rester à y errer comme un egum (esprit). ». Bien sûr il sera question d’examens médicaux, de médicaments et de la maladie. Mais il conserve intacte sa passion pour le monde et quand il voit, il mange ; quand il voit, il crée. « Alors je remercie, j’ai peur, je suis effrayé, terrifié et en même temps émerveillé (…) mais je remercie. Le dieu des jardins, le dieu des hommes, le dieu du temps et même ceux des mauvaises herbes qui nous poussent à lutter, tels des fauves blessés au cœur, oui, je les remercie ».
Je sens la respiration de Caio Fernando Abreu le matin quand j’ouvre ma fenêtre ; l’amour est une construction humaine à laquelle il a apporté sa pierre. Il m’a réappris à voir et à m’enthousiasmer. Je ne l’ai jamais connu et pourtant peu de gens me sont si proches. J’aime son imagination, la façon dont il joue avec la réalité pour atteindre une tendre vérité, une délicate beauté. Et toujours ses colères se terminent par des rires.
Ce livre s’est installé dans ma vie. Sans que je m’y attende, par touches légères et précises, il a enrichi ma vision du monde. Il fait partie du spectre optique : à côté du rouge, du bleu, du jaune, du vert, du violet, il y a désormais Petites épiphanies. Quand je regarde un arc-en-ciel, il est là (comme toutes les autres couleurs que sont les livres, les films, les musiques, les tableaux, les êtres que j’aime – mes arcs-en-ciel sont millionnaires). Je découvre parfois sa teinte dans les yeux de quelqu’un, ajouté au rose de certaines lèvres ou à la surface de l’Atlantique.
Quelques jours après avoir terminé la lecture de Petites épiphanies, j’ai reçu un message du Brésil : j’étais invité à venir parler de mes livres à Rio de Janeiro et à Sao Paulo. Pas un seul instant, je n’ai pensé à une coïncidence.
Petites épiphanies est un roman, car tout ce que fait un écrivain, une liste de course ou une déclaration d’impôts, est un roman. A chaque fois que j’en lis des pages, je suis certain d’une chose : ce livre a gagné contre la mort. La beauté de l’instant présent et le souvenir des disparus se conjuguent pour former un alliage que rien ne peut détruire. Caio Fernando Abreu termine sa dernière chronique par ces mots que je me répète souvent, si souvent : « Joyeux, joyeux Noël. Nous le méritons bien. »
M. P.
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Collection irraisonnée de préfaces à des livres fétiches, éditions Intervalles, 2009.
Présentation :
“C’est en parlant ensemble, il y a quelques mois, que l’envie nous était venue d’un ouvrage collectif qui ne soit ni un manifeste, ni l’acte de naissance d’un mouvement, d’un groupe ou d’une fraternité quelconque, mais simplement, une expression collective.
Que chacun vienne y parler, en écrivain, d’un texte qui a marqué sa vie de lecture ou son parcours d’écriture.
Que ce soit fait dans un esprit de partage et d’intimité, non pour qu’il en résulte une bibliothèque « idéale », non pour faire valoir quelque généalogie flatteuse, mais, sincèrement, rendre un hommage s’il n’en fallait qu’un.
Que chacun vienne « accompagné » comme on dit, c’est aussi simple que cela. Parce que c’est ce qu’on fait quand on commence à se connaître mieux. Et puisque nous sommes écrivains, nous avons souhaité que chacun vienne accompagné d’un livre.
Le plaisir de se retrouver et de se lire, d’échanger à propos de nos goûts, nous l’avons eu une fois de plus. Nous avons découvert beaucoup de textes parfois rares, souvent méconnus, toujours adorés par des amis qui nous donnaient envie d’y voir de plus près, à travers cette collection de préfaces courtes et singulières.
Nous vous souhaitons le même bonheur. Les mêmes découvertes. Les mêmes rencontres, de livres et d’auteurs.”
Thomas B. Reverdy et Martin Page
Avec Jakuta Alikavazovic, Philippe Besson Jean-Philippe Blondel, Patrick Boman, Philippe Bonilo, Geneviève Brisac, Arnaud Cathrine, Kéthévane Davrichewy, Roxane Duru, Olivia Elkaim, Dominique Fabre, Philippe Forest, Paul Fournel, Vanessa Gault, Jean-Baptiste Gendarme, Valentine Goby, Patrick Goujon, Elizabeth Guyon Spennato, Theo Hakola, Thierry Hesse, Stéphane Heuet, Stéphanie Hochet, Thierry Illouz, Nathalie Kuperman, Cécile Ladjali, Marie-Hélène Lafon, Jérôme Lambert, Diane Meur, Nicolas Michel, Marc Molk, Dominique Noguez, Sébastien Ortiz, Véronique Ovaldé, Martin Page, Aude Picault, Thomas B. Reverdy, Cécile Reyboz, Laurent Sagalovitsch, Laurence Tardieu, Jacques Tournier, Sylvain Venayre, Emmanuel Venet, Hélèna Villovitch et Carole Zalberg.