texte écrit pour le livre 100 monuments/100 écrivains, éditions du Patrimoine, édité par Adrien Goetz (et merci à Gauthier Morax et à Denis Picard), décembre 2009.
Mon père nous avait fait découvrir Carnac à mon frère et à moi il y a une vingtaine d’années.
J’y suis retourné pour écrire ce texte. Tout a changé. Mon père vient de mourir des conséquences du syndrome de Korsakov, une maladie qui affecte la mémoire.
Ce jour-là, à Carnac, la mort des hommes qui élévèrent les mégalithes et celle de mon père se répondirent. Je me suis trouvé dans un état étrange, le même état que lorsque l’intuition guide mon stylo lors de l’écriture d’un roman. Les choses ont pris sens.
On n’a pas d’explication à ces alignements de mégalithes laissés par une civilisation disparue. Je crois que ce mystère constitue une chance. Les interrogations personnelles peuvent se développer en toute liberté.
Je suis resté une heure dans la clairière où réside le géant du Manio, cet immense menhir qui ressemble à une baleine plantée en terre. Je me suis rarement trouvé à un endroit qui suscite autant l’inspiration. La beauté magique du cétacé de granit était comme une immense question. Une question, si grande, qu’on peut s’y abriter du vent. Je trouve cela rassurant une question qui ressemble à une baleine et qui a été mise en terre par les hommes.
Je me demande si, à ma manière, je ne fais pas la même chose avec mes livres : planter des stèles, pour dire nous étions là, nous avons aimé, faire un signe fraternel à ceux qui nous succéderont et rendre hommage à ceux qui sont morts. Je ne me l’explique pas, mais il y a une nécessité à lutter contre l’oubli, à rappeler que nous avons vécu, nous les hommes préhistoriques de ce début de troisième millénaire. Par ces morceaux de matière travaillée, livres ou menhirs, nous marquons le temps, nous le rythmons.
Je me rappelle ces cahiers d’enfants dans lesquelles il fallait relier des points pour voir apparaître un visage ou un paysage. J’aime croire qu’une forme se dessine quand nous relions entre elles les créations humaines disséminées à travers le temps et l’espace.
Alors que je me promenais parmi les mégalithes, j’ai croisé des moutons. Ce sont des moutons Landes de Bretagne que l’on croyait disparus il y a quelques années. On en a retrouvé quelques uns en Brière, un peu plus au sud. Ils ont été réintroduits sur le terrain des alignements à Carnac et, ainsi, ont été sauvé de l’extinction qui s’annonçait. Le passé a surgi à nouveau.
Nous avons habité quelques temps à la campagne avec notre père. Nous étions enfants. Nous avions un chien et un mouton. Nous nous amusions bien tous ensemble. Puis un jour, il a fallu partir. Mon père a fait tuer notre mouton. Je me souviens des bocaux de verre où reposait notre animal de compagnie en morceaux. Je n’en ai pas mangé bien sûr. Quand je vois ces moutons vivants, sauvés, je pense à mon mouton, à mon père, à mon frère, à mon chien. C’est mon enfance et la campagne du Lot-et-Garonne que je retrouve et je me dis que nous devons prendre soin de ceux qui sont morts. Et vivre aussi.
Je suis rentré à Paris en fin d’après-midi. Cette journée a été émouvante et pleine. Je ne pensais pas que Carnac serait le pays de la mémoire.
Je garde bien au chaud en moi cette pensée qui peut paraître anecdotique et qui ne l’est pas : des monuments ont permis de sauver une espèce de moutons qui allait disparaître. Cela devrait être la règle de tous les monuments nationaux, ce devrait être leur rôle dans le présent : protéger les fragiles et les menacés. C’est la seule manière d’être fidèle à leur beauté et à la mémoire des hommes qui les ont imaginé et façonné.